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Vendredi 18 septembre, "Eh, mon Dieu ! on n'arrivera donc point à les déloger de là"

Par Cantabile @reimsavant

Gaston Dorigny

Le canon tonne au loin, on dirait que nos troupes ont pris l’avantage à partir de dix heures du matin, on ne tire plus dans nos parages. Un calme relatif règne jusque vers quatre heures du soir, d’autre part les renseignements recueillis à diverses sources sont rassurants, on dit que les Allemands sont cernés et vont être contraints de quitter la région.

On reprend espoir pendant un instant, hélas, il faut en revenir.

Aussitôt quatre heures du soir un combat d’artillerie recommence, combat qui doit durer toute la nuit, que cela peut-il bien cacher ?

Gaston Dorigny

Paul Hess

Aujourd'hui, c'est à 2 h 1/2 du matin, que nous sommes arrachés brutalement à notre sommeil par les détonations épouvantables des grosses pièces et qu'il nous faut encore faire, avec les enfants, une descente immédiate à la cave ; elle est particulièrement pénible.

La famille des concierges, augmentée depuis hier de deux personnes, et les Robiolle, restés avec eux pour la nuit, viennent nous rejoindre tout de suite ; nous sommes réunis au nombre de quatorze et tous, nous éprouvons le besoin de dormir encore. Nous cherchons à prendre, les uns sur des chaises, d'autres allongés sur un tapis, des positions dans lesquelles nous pourrions nous assoupir et reposer quelques instants ; c'est impossible.

Nous causions des tristes événements de cette période terrible que nous vivons ; des ravages causés par le bombardement, pour ainsi dire ininterrompu depuis lundi 14 ; des véritables massacres qui en sont résultés ; des victimes que nous connaissions ; de la situation tragique de la ville de Reims, qu'on ne peut, nous semble-t-il laisser abîmer plus longtemps, ce qui nous donne l'espoir que la poursuite de l'ennemi, si malheureusement arrêtée, sera vraisemblablement reprise dès que possible.

Mme Guilloteaux, assise dans un fauteuil qu'on est allé lui chercher, afin de lui donner le moyen d'installer mieux la petite Gisèle, âgée d'une semaine à peine, qu'elle tient enveloppée dans un duvet, exhale ses plaintes, la pauvre femme, après chacune des explosions formidables que nous entendons. Elle répète ce qu'elle disait souvent hier et tous ces jours derniers :

"Eh, mon Dieu ! on n'arrivera donc point à les déloger de là".

Le ton larmoyant de cette demande bien vague, faite à la cantonade, avec une prononciation ardennaise fortement accentuée, porterait à rire en toute autre circonstance ; on n'y pense pas. Nous comprenons trop bien les angoisses terribles de la bonne aïeule voulant protéger de tout danger, même du froid, le frêle petit être qu'elle garde précieusement sur ses genoux et personne ne lui répond aujourd'hui, parce que, sincèrement, on ne peut plus rien lui dire, car à la longue, nous finirions aussi par nous demander si on y parviendra, à "les" déloger.

Nous ne sommes pas initiés - loin de là - mais il est devenu évident que nos troupes ont trouvé le 13, au sortir de Reims venant de les fêter, une résistance opiniâtre qui semble devenir, de jour en jour, plus difficile à briser.

Le communiqué de 14 h 30, en date du 14, publié par nos journaux locaux le 16, nous a bien appris que les Allemands avaient organisé, en arrière de Reims, une position défensive sur laquelle ils n'ont pu tenir, mais celui du même jour - 23 h 15, disait : ...Au centre, l'ennemi semble également vouloir résister sur les hauteurs du nord-ouest et au nord de Reims, etc. La deuxième dépêche de ce lundi dernier 14, n'était donc pas longtemps sans venir contredire la première. D'ailleurs, nous sommes bien placés - quelle dérision d'employer pareil terme ! - pour savoir que l'ennemi ne semble pas seulement vouloir résister, et pour avoir la certitude qu'il résiste vigoureusement. Nous ne nous sommes même aucunement aperçus d'un ralentissement du bombardement commencé le 14, dans la matinée ; il n'a fait, au contraire, qu'augmenter d'intensité.

Comment les Allemands sont-ils parvenus à s'accrocher aussi solidement aux hauteurs qui dominent notre ville, à si peu de distance ? Seraient-ils donc parvenus à opérer, à leur tour, une volte-face, un redressement qui serait, toutes proportions gardées peut-être, une réplique de celui qui fut si bien réussi par nos armées, il y a une quinzaine de jours, lorsqu'elles ont arrêté net la marche sur Paris ? Après les avoir vus traverser Reims dans une complète retraite, bien près de se transformer en déroute, nous aurions du mal de comprendre cela.

Il serait fort intéressant de connaître ce que pense de pareille situation l'autorité militaire, mais, bien entendu, nous ne savons absolument rien et ce n'en est pas plus rassurant.

Après avoir vu le flux de l'armée allemande et son reflux en des déploiements formidables, allons-nous être de nouveau envahis ? Malgré tout, je veux espérer que non !

Toutes ces pensées me traversent l'esprit, après chacune des lamentations de Mme Guilloteaux.

A 3 h 1/4, la canonnade paraissant cesser, je retourne au premier étage, m'étendre sur un lit, tout habillé et deux heures après, toute la famille est remontée. Quelques minutes seulement se passent ensuite. A 5 h 20, le sifflement de plus en plus fort d'un obus qui arrive, nous fait craindre, l'espace de quelques secondes, avant son explosion, qu'il soit pour nous. Il éclate tout près et nous oblige à réintégrer la cave que nous ne pouvons plus quitter, après un semblant d'accalmie, le bombardement vient de reprendre avec violence et il nous faut, cette fois encore, y passer toute la journée.

M. Robiolle avait quitté hier l'établissement des Bains et lavoir publics qu'il dirige, rue Ponsardin ; il désire savoir ce qui a pu se passer de ce côté, et s'en va, suivi de sa femme, se proposant de revenir aussitôt mais nous ne les revoyons pas. Les explosions continuelles des obus qui se sont mis littéralement à pleuvoir dans ces parages, peu de temps après leur départ, rend leur retour impossible.

Le boulevard de la Paix, dans toute sa longueur, de même que les boulevards Gerbert et Victor-Hugo sont complètement hachés. Les batteries d'artillerie du malheureux groupe que j'avais remarqué, bivouaquant là, depuis le 15, ont bien été repérées, malgré l'abri que pouvaient leur donner les gros arbres, qui, pour la plupart, sont ébranchés ou mis en pièces. Des hommes et nombre de chevaux sont tués en ces endroits. La caserne Colbert a été touchée plusieurs fois.

La cathédrale l'a été également.

Le soir, des obus incendiaires qui hier, avaient fait leur première apparition, sont encore envoyés sur la ville. Un incendie allumé par ces projectiles à la sous-préfecture, rue de l'Université, se propage aux maisons voisines jusqu'à la rue des Cordeliers, après avoir gagné la maison Fourmon, en angle, puis progresse ensuite jusqu'à la moitié de cette dernière rue.

L'usine Lelarge, boulevard Saint-Marceaux, est en feu depuis hier.

A la nuit de cette nouvelle et longue journée d'épouvante, nous sommes exténués.

Paul Hess, dans La Vie à Reims pendant la guerre de 1914-1918

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