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Gérer le gout du risque

Publié le 25 septembre 2014 par Valabregue

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Risk-management, préventique, cindynique et science de la sécurité tentent de répondre aux pressions des populations occidentales qui exigent la réduction des dangers que le développement industriel fait peser sur les corps et sur les biens.

Oublieux du ressort fondamental qui a assuré la grandeur et la réussite des cultures occidentales, les pays développés sont tentés d'investir plus dans la gestion du risque que dans la généralisation du goût du risque. Pourtant, la dévalorisation du risque représente certainement à terme, la plus grande menace qu'ils puissent encourir.

En perdant le goût du risque, la Grèce Antique et, plus récemment, la Chine du XVIe siècle se sont auto-anesthésiées, après avoir dominé, de leur rayonnement et de leur puissance, l'histoire de l'évolution de la conscience.

L'immobilisme conservateur, la gestion conservatoire, la défense des acquis, le refus d'évoluer, c'est à dire la mort, satisfont seulement le rêve sécuritaire à courte vue, sans offrir de réelle garantie de sécurité à long terme.

Pour maintenir le dynamisme des pays avancés, les sociétés occidentales devront susciter, au cours des prochaines décennies, un nombre croissant d'esprits créateurs, et favoriser la multiplication des prises d'initiative, c'est à dire accroître les prises de risque.

Sans sous-estimer l'importance d'une saine gestion sécuritaire des risques, conçus négativement, je m'attacherai à explorer l'idée d'une gestion du goût du risque, conçu positivement.

Les outils conceptuels nécessaires au développement des actions favorisant la libération du pouvoir créateur, et l'entraînement à l'exercice de ce pouvoir, sont encore peu connus.

Leur appropriation nécessite au préalable une réflexion sur l'idée même que nous nous faisons de l'Homme et du Monde. Elle sollicite une relativisation de l'importance du savoir, de la rationalité et de la quête de la vérité, pour en accorder davantage à la recherche de cohérence, ce qui exige de nouvelles démarches mentales.

L'aspiration sécuritaire des populations des pays démocratiques enferme les créateurs et les décideurs dans un paradoxe stérilisant. Celui-ci résulte d'exigences contradictoires entre celles liées à la prise de risque, inhérente à toute création de richesse et celles propres au refus du risque de ceux qui y participent et désirent bénéficier des richesses crées.

Pour échapper au risque de' stérilisation, qu'ils intuitionnent sans l'élucider, les porteurs de projets adoptent souvent des attitudes défensives ou privilégient la fuite en avant.

Ils mettent en scène des simulacres pour essayer de reculer l'échéance de la prise en compte des aspirations des citoyens et des salariés, attendant, pour finir par s'y résigner, que celles-ci se transforment en revendications violentes, voir en confits ouverts.

Par accumulation de démissions successives, une telle attitude conduit, à terme, à l'impuissance créatrice.

Le recours aux experts du risk-management et de la science de la sécurité peut offrir l'occasion de mettre en scène de nouveaux simulacres, qui, comme bien d'autres modes managériales auxquelles ont sacrifié les dirigeants au cours des décennies passées, serviraient une fois de plus à masquer le paradoxe au lieu de le transcender.

L'émergence d'une conscience planétaire, les tentatives de concevoir un nouvel ordre mondial se référant aux droits de l'Homme, donnent à penser que les temps sont venus pour amorcer une approche résolutoire du paradoxe.

Elles représentent des enjeux majeurs par rapport auxquels une réflexion sur le choix des représentations de l'Homme et du Monde, ne parait pas inutile.

Quelle gestion de la planète pour quel Homme ?

Jusqu'à. la fin du XVIIIe siècle, la plupart des esprits créateurs, artistes, découvreurs, aventuriers, entrepreneurs et politiques sont des érudits, à la fois créateurs, savants et philosophes.

Dès le début du XIXe siècle se pose la question de l'accès du grand nombre aux découvertes et aux implications des créations disponibles.

A partir du milieu du XIXe siècle se développent deux approches divergentes pour répondre à cette question :

une approche par l'appropriation individuelle

une approche par l'appropriation collective des richesses créées.

C'est au XXe siècle, que dans les démocraties libérales, les décideurs sont confrontés aux oppositions organisées des salariés et des citoyens.

L'évolution des pays développés illustre bien le processus dialectique, conscientisé par Hegel il y a 180 ans. C'est par l'expérience vécue dans ces pays qu'il faut tenter de déceler les grandeurs et les limites de la Science de la Logique et relever les aspects résiduels de la réalité qu'elle néglige, et dont elle ne peut pas rendre compte.

Articulée sur une représentation particulière de la liberté de l'Homme, une liberté, conçue comme une puissance négatrice, la Science de la Logique déploie la cohérence interne de la rationalité qui permet de lutter contre l'erreur, la faute et l'ignorance.

Le processus dialectique, purement négateur, qu'elle décrit, est animé par l'opposition, la négation, la lutte contre ce qui ne convient pas.

Ainsi que l'annonçait Hegel, ce processus dialectique a conduit à l'émergence d'une communauté "universelle et homogène", révélée par "le savoir universel et homogène", qui achèvera l'Histoire, le Temps et l'Homme : la Communauté scientifique.

"Cette fin de l'Histoire est marquée par l'avènement de la science sous la forme d'un Livre" (ou de banques de données) dans lequel se réfugie l'Esprit révélé.

"En passant à la Science de la Logique, le sage (savant hégélien) abolit le Temps, c'est à dire l'Histoire, c'est à dire sa propre réalité vraiment et spécifiquement humaine"… "Il abandonne définitivement sa réalité d'Individu libre et historique, de sujet opposé à l'objet, ou d'Homme qui est essentiellement autre chose que la Nature".

Hegel, comme la plupart des philosophes ne conçoit pas d'autre finalité à la vie humaine que la quête du savoir "universel et homogène".

Les autorités religieuses ne conçoivent que celle d'un retour à une relation fusionnelle avec le divin.

Savants, philosophes et religieux nomment volontiers, aujourd'hui, VERITE, les absolus différents vers lesquels ils sont orientés et dont ils tirent leur autorité et leur légitimité.

La quête de la Vérité, productrice de lois scientifiques, de certitudes et de sécurité, prônée par les élites, est plébiscitée par les populations des pays développés.

Elle conduit à tenter d'assujettir la création de richesse à la vérité divine, métaphysique et/ou scientifique, si possible aux trois.

La quête de la Vérité, conçue comme référence et finalité de la vie humaine, confère, de facto, à la Vérité, un statut mythique, eschatologique.

Hegel montre qu'une telle entreprise est liberticide et créaticide.

Lorsqu'elle aboutit, elle transforme l'humanité en une espèce auto-régulée pour laquelle rien ne change plus, une espèce prédictible par la science, une espèce cita "n'a plus d'Histoire"… car "l'avenir y est un passé qui a déjà été'. "La vie y est purement biologique".

"Il n'y a plus d'Homme proprement dit". "L'humain (l'Esprit) s'est réfugié dans le Livre".

"Et ce dernier est donc, non plus le Temps, mais l’l’Eternité.

No future. Le Livre et les banques de données répondraient à toutes les questions qui pourraient encore, éventuellement, germer dans les cerveaux de ces animaux-humains, désertés par "l'Esprit" (qui) "est le Temps".

Cet idéal peut séduire. Cette espèce grégaire, parfaitement stabilisée cesserait enfin de générer de l'inconnu, c'est à dire du risque.

Morte-vivante dès le berceau, elle gérerait parfaitement tous les risques et n'aurait plus à craindre les dangers suscités par son inventivité.

En théorie du moins, les principales difficultés auxquels l'humanité est confrontée depuis ses origines seraient réglées : l'injustice des inégalités, les conflits meurtriers, les désordres relationnels, la confusion mentale etc… Mais réglées à quel prix ?

Nous sommes tous plus ou moins complices de l'orientation de l'humanité vers la tentative de réaliser cette possibilité qui -paraît confortable, tant qu'elle n'est pas explorée dans l'ensemble de ses implications.

Elle ne pourrait se réaliser qu'en imposant à l'ensemble de l'humanité la quête de la vérité comme référent et comme finalité ultime, ce qui est contraire aux droits de l'Homme. Ceux-ci, s'articulent sur la liberté de penser, y compris de penser en-dehors des logiques et des référents répertoriés.

Une telle entreprise se heurterait à la résistance des esprits créateurs, non conformes aux représentations de l'Homme qui fondent actuellement la science, les philosophies et les religions.

Les esprits créateurs n'idolâtrent ni le Savoir, ni la Vérité, ils n'aspirent pas à l'Éternité, bien au contraire, ils utilisent le Savoir et le Temps pour faire surgir l'imprévu, le risque et le désordre en concevant peu à peu de nouvelles formes de richesse de toutes sortes.

Tant qu'ils survivent, les créateurs se laissent difficilement découragés par les innombrables obstacles dressés pour limiter, voire supprimer, l'expression du pouvoir créateur. Au pire ils se retirent du jeu social et ne créent plus que pour eux-mêmes, privant les sociétés et les cultures du dynamisme dont les pays développés ont bénéficié depuis la Renaissance.

Lors de la réunion de Rio, prévue en Juin 1992 au cours de laquelle les différents pays devraient trouver des accords pour gérer ensemble la planète, il serait primordial de poser la question de la représentation de l'Homme par rapport à laquelle les propositions sont formulées, choisies et retenues.

En poussant à fond les raisonnements des analyses scientifiques, une conclusion s'impose : la Planète, la Nature, se porteraient mieux s'il y avait moins d'hommes sur la Terre, et pourquoi pas, pas d'hommes du tout.

Rationnellement, du point de vue de l'Environnement, la meilleure gestion du risque exigerait de pousser l'humanité à un suicide collectif, ou du moins, de laisser à la nature, le soin de réguler les démographies galopantes que les dispositions réglementaires, juridiques et politiques n'arrivent pas à juguler.

Pourquoi alors ne pas souhaiter que les hommes perdent leur spécificité humaine pour mener des existences purement biologiques, répétitives et prédictibles ?

Pour être moins dramatique dans ses implications, la gestion du risque dans l'entreprise pousse à diminuer les effectifs. En effet les risques les plus difficiles à gérer sont ceux d'origine humaine. Mais ce sont également eux qui alimentent le dynamisme économique et culturel.

Il ne suffit pas de reproduire le connu pour entretenir ce dynamisme. Ni la Science ni l'Éthique ne sont en eux-mêmes créateurs de richesses, qu'il s'agisse de richesses concrètes, sensibles ou conceptuelles.

La création est d'abord, et avant tout, prise de risque par la transgression du déjà-là, du passé, de l'ordre établi, des interdits et des limites, réputées infranchissables.

Alors que la Vérité et les certitudes résultent d'un processus négateur du passé, orienté vers le savoir ou le divin, considérés comme des absolus indépassables, la Création résulte d'un processus positif et opportuniste qui, selon l'étymologie, "mène à bon port". Elle requiert la poursuite d'une multiplicité d'absolus-relatifs singuliers, la réalisation concrète de projets conçus dans la tête, des projets mobilisant l'implication et le désir, stabilisé, de les mener à bonne fin. Ces réalisations ont comme finalité la prise de conscience et l'évolution du pouvoir créateur, inhérent à l'Homme, et de la capacité à le maîtriser pour inscrire l'Esprit dans la Matière et par là assurer les conditions de l'épanouissement de chaque être humain grâce à ses propres initiatives.

Le créateur, l'Homme libre, n'est pas un négateur qui se révolte contre ce qui ne lui convient pas, mais un être positif, qui réunit et met en œuvre les moyens de faire exister ce qu'il estime souhaitable, si tel est son bon plaisir.

L'ambition ultime de l'Homme créateur n'est pas la Sagesse hégélienne, ni la Sainteté religieuse, mais la contribution à l'évolution de la Conscience et plus particulièrement dans les décennies à venir, la contribution à la généralisation de l'individualisation de la conscience, ce qui n'est qu'une autre formulation pour dire : la liberté.

Aujourd'hui, il ne s'agit plus seulement, comme il y deux siècles, de généraliser l'accès aux découvertes et aux résultats des créations de quelques-uns, mais de généraliser l'accès de tous à l'aventure de la conscience et à la libération de leur propre pouvoir créateur.

C'est la participation à cet enjeu planétaire qui déterminera dorénavant, l'importance relative des différentes cultures, et le niveau de vie des différentes populations, dans le nouvel ordre mondial en émergence.

"Ce qui fut une aide devient une entrave", affirme la sagesse chinoise. Rien ne garantit aujourd'hui l'aptitude des cultures occidentales à faire face à ce défi et à maintenir le dynamisme qu'elles ont su tirer, depuis la Renaissance, de l'exploitation du pouvoir créateur d'un petit nombre d'individus.

Elles ne pourront relever le défi qu'en s'intéressant davantage à stimuler et à gérer le développement du goût du risque de l'ensemble de leurs ressortissants qu'à répondre aux désirs sécuritaires des populations qui les conduisent à réduire les risques.

Le même défi est lancé aux entreprises. Leur avenir est fortement tributaire de leur capacité à accueillir et à favoriser l'expression du pouvoir créateur de leurs salariés, et de leurs partenaires. Elles devront inventer les approches managériales, permettant de la rentabiliser.

Toute avancée dans ce sens mènera à un nouveau paradoxe, un verrou qu'elles devront se résigner à faire sauter tôt ou tard : le contrat de travail. Fondé sur une relation de subordination, par définition contraire à la liberté, et par là anticonstitutionnelle, le contrat de travail repose sur une forme relationnelle totalement inacceptable pour un esprit créateur, nécessairement libre.

Comment relever ce défi ?

De la création de richesse par l'exploitation des retombées du vécu résiduel, un résiduel du vécu, passé sous silence, parce qu'il échappe à la rationalité, à la dialectique négatrice et à la suprématie de la représentation communément admise en Occident, celle d'un homme consacré à la quête de la Vérité religieuse ou scientifique, il s'agit de passer à des politiques favorables à l'évolution des esprits vers la création et le goût du risque. Le goût du risque est consubstantiel à la création, au pouvoir et à la responsabilité. De telles politiques ne trouveront leur cohérence et leur opérativité que par l'acceptation de toutes les implications d'une représentation de l'Homme libre et créateur. La liberté ne se limite pas à dire non, à s'opposer et à refuser, elle s'articule sur le pouvoir d'initier des processus créateurs, et par là de générer des risques.

L'Homme libre et créateur ne cherche pas tant à supprimer ce qui ne lui convient pas dans le "déjà-là", qu'à faire apparaître, progressivement ce qu'il estime souhaitable "d'être-là, " à temps.

Contrairement aux idées reçues, la création ne peut être réglementée, par contre, les actions conduisant à la prise de conscience des facteurs contributifs à la rentabilité des processus créateurs permettent d'influencer l'orientation du dynamisme créateur.

Les deux principaux facteurs de rentabilisation sont la maîtrise de la cohérence tout au long du déploiement du processus créateur et l'aptitude à prendre des "risques calculés", à chaque étape du processus.

Ces "calculs" doivent très peu aux statistiques et aux calculs de probabilité, offerts par des démarches rationnelles, et beaucoup à l'affinement de la capacité d'anticiper.

Ces deux facteurs sont assurés par des démarches de l'esprit, étrangères à celles utilisées dans la quête de la Vérité.

Elles explorent le Temps, plutôt que l'Espace.

Le savoir avéré, établi par la rationalité, cherche les preuves de la valeur de ses certitudes et de leur permanence.

Celles-ci ne sont accessibles que par l'exploration d'un déjà-là spatialisé. En effet, seul l'Espace, dont tous les lieux géographiques se déplacent à peu près au même rythme, offre le contexte stable, nécessaire à la reproductibilité des expériences et des réalisations.

La quête du Savoir spatialise le Temps. Elle ne retient qu'une seule dimension du temps, celle qui est spatialisable, l'écoulement du temps, la durée.

Pour faire apparaître ce qui n'existait pas auparavant, le pouvoir créateur temporalise l'Espace. Tout en conservant les trois dimensions de l'Espace, il explore également les trois dimensions du Temps. IL n'accumule rien, il circonscrit. En particulier, il circonscrit des unités de temps qu'il apprend à maîtriser.

En concevant des projets à réaliser concrètement, l'esprit créateur commence par créer des objets conceptuels abstraits et circonscrit des unités de temps appropriées à leur réalisation.

Ces unités de temps sont des structures temporelles tridimensionnelles qu'il considère comme des contenants de mouvements, eux-mêmes en mouvement. Il situe ces unités de temps, choisies, dans, et par rapport à d'autres unités de temps, projetées sur le contexte, qui peut ainsi être lui-même appréhendé comme un ensemble de contenants de mouvements en mouvement. Le Temps est considéré comme un volume dynamique.

L'esprit créateur se forge ainsi une autre représentation du Monde, celle d'un monde en perpétuelle évolution par l'interaction de dynamiques multiples, que la justesse et la cohérence de ses projections structurelles permettent d'appréhender dans leur devenir structurel et structurant.

Il ne cherche par à déceler un éventuel ordre préexistant aux projections structurantes, conscientes ou inconscientes de l'Homme pris individuellement et collectivement. Par là il renonce à établir une quelconque vérité.

Ce qui l'intéresse, c'est de prendre conscience des ordres structurants projetés, par rapport auxquels il peut se situer, avec lesquels il peut interagir et entrer en synergie.

Le pouvoir créateur s'exprime par la participation consciente, d'un être singulier, aux projections structurantes qui rythment l'évolution.

Il crée des temps et explore les différentiels entre les temps créés et les temps contextuels dans lesquels il se situe, grâce à des repères temporels.

Les repères temporels et les logiques différentielles assurent la cohérence des créations, comme les repères spatiaux et les logiques rationnelles assurent la véracité des savoirs.

Si Hegel, mieux que n'importe quel autre philosophe a perçu que "l'Esprit est le Temps" (Geist ist Zeit) il n'a pas appréhendé toutes les implications de sa découverte.

Si, comme il le pensait, l'aboutissement du processus dialectique négateur, qu'il a parfaitement décrit, est bien l'émergence d'une communauté scientifique articulée sur le Savoir universel et homogène, l'Histoire ne s'en trouve pas achevée pour autant.

Ce qu'il a conçu comme devant être la "fin de l'Histoire" n'est que, la fin d'une Histoire, de celle, accessible par une certaine forme de conscience, outillée par les logiques rationnelles, mises au service de la quête de la vérité : la conscience dite "objective". Il s'agit de la confrontation à un effet de seuil.

Un effet de seuil introduit effectivement une rupture. Il exige un changement d'échelle spatiale mais également un changement d'échelle temporelle, la conception d'une nouvelle cohérence, plus large. Celle-ci doit intégrer de nouveaux éléments tout en relativisant l'importance des éléments constitutifs de l'ancienne cohérence.

L'effet de seuil auquel conduit le processus dialectique est un effet de seuil de la conscience, entraînant un repositionnement de l'Esprit qui ouvre celui-ci à une nouvelle forme de conscience : la conscience créatrice.

La conscience objective des philosophes et des savants ambitionne d'établir des certitudes scientifiques. Elle fournit ainsi des informations avérées et fiables que la conscience créatrice met en œuvre.

Cette mise en œuvre est d'autant plus performante que la conscience créatrice maîtrise à la fois la cohérence de ses projets et un outillage conceptuel approprié, plus large que celui nécessaire à la conscience objective.

Pour assurer la cohérence de multiples dynamiques inter agissantes à conscientiser, à initialiser et à diriger au cours d'une création, elle utilise des logiques différentielles que la systémique intuitionne partiellement.

Mais l'essentiel du résultat de l'effet de seuil franchi par la conscience est le passage d'un idéal de Vérité, en quête de l'invariance, du fixe et du stable, à un idéal d'Evolution, notamment d'évolution de la conscience elle-même qui conduit l'Esprit à chercher à penser le mouvement, l'inachevé, le transitoire, l'embryonnaire, le non-encore là, l'à-venir…

Par là, la conscience passe du Temps subi aux temps choisis.

L'Esprit, c'est à dire la conscience, se reconnaissant comme étant le Temps, peut, ou bien s'abîmer dans la contemplation de l'Immuable, produit par son propre cheminement, comme l'envisagea Hegel, ou bien utiliser le Temps c'est à dire s'utiliser elle-même, se projeter sur l'indéterminé, l'inconnu, et en particulier l'à-venir pour faire apparaître ce qui n'existait pas auparavant, c'est-à-dire créer le souhaitable, tel que l'a envisagé Gaston Berger, qui proposa le terme de "prospective" pour nommer cette utilisation de l'Esprit-Temps.

"Aux évènements probables auxquels il faudrait s'adapter, nous avons substitué des objectifs possibles auxquels nous pouvons parvenir".

A la soumission à un ordre réputé extérieur à l'humanité elle-même, et qui s'imposerait à ses membres, se substitue la conscience d'une puissance structurante individuelle qu'il est possible de développer.

Chaque être humain peut prendre conscience du pouvoir individuel de choisir les ordres particuliers dont les implications lui conviennent, ou ceux qu'il souhaite instaurer, de choisir également les contextes dans lesquels ces structurations ont les meilleures chances de s'insérer harmonieusement et les partenaires avec lesquels pourront être entretenues les relations les plus créatrices.

Quels que soient les ordres structurants qu'un esprit peut enfanter, ceux-ci ne seront opérationnels, pour la création, que dans la mesure où ils sont, non seulement cohérents en eux-mêmes à chaque moment du processus de création, mais également, cohérents avec les ordres structurants avec lesquels ils interagissent : ceux des contextes dans lesquels ils se situent et ceux des partenaires avec lesquels ils traitent.

Pour le moment la plupart des tentatives de mise en cohérence font appel à l'intuition, voire au génie personnel des décideurs, qu'il s'agisse de décisions d'investissement, d'orientation ou de réorientation, tant en politique, en économie, qu'en recherche scientifique même.

L'intuition à elle seule est insuffisante. Elle évalue, en général, très difficilement, et souvent mal, aussi bien les coûts que les risques et les implications secondaires. Les démarches rationnelles ne lui sont pas d'un grand secours pour ces anticipations indispensables.

Pour accroître le nombre d'esprits créateurs et améliorer leurs performances dans la création, ' il y a lieu d'investir dans le développement de l'intuition en outillant celle-ci par des démarches mentales appropriées.

La puissance de l'intuition repose sur la capacité de l'esprit humain de s'abstraire momentanément des contraintes spatio-temporelles particulières à une réalisation.

Elle permet ainsi l'émergence d'une vision globale dans laquelle l'ensemble des éléments, qui interagissent dans une création, peuvent être conscientisés simultanément et mis en perspective.

L'intuition, à l'état spontané, ne donne souvent accès qu'à des visions partielles, incomplètes. Par ailleurs, l'intuition ne peut pas relier les visions qu'elle produit aux contraintes spatio-temporelles, nécessaires à toute manifestation concrète.

En entraînant l'esprit à des démarches structurelles et structurantes, que nous avons appelées "sophoniques", le créateur peut arriver à compléter ses visions abstraites, à les rendre plus cohérentes et à les relier systématiquement aux contraintes concrètes, appropriées aux projets qu'il souhaite réaliser.

Par là il améliore considérablement ses performances, réduit les coûts de réalisation et surtout il anticipe de mieux en mieux. L'intuition outillée permet de déceler aussi bien les opportunités que les risques à l'état naissant, voire à l'état de germe.

En les localisant dans les temps, dans des processus de déploiement étalonnés, il peut choisir de les laisser se développer, de les transformer ou de les désamorcer et ainsi de les maîtriser avant qu'ils ne produisent des effets indésirables et coûteux.

C'est dans la prévention, prévention médicale, prévention des risques physiques, industriels et naturels, et dans la prospective, économique et politique que les insuffisances des démarches rationnelles apparaissent le plus clairement.

La gestion du goût du risque devrait aujourd'hui intéresser, en premier lieu, les acteurs de la vie politique. Elle leur permettrait de se relier aux aspirations encore informulées des citoyens, atterrés par l'intériorisation du paradoxe stérilisant auquel n'étaient confrontées, jusqu'ici, que les entreprises et les nations.

Comme l'âne de Buridan, les individus des pays riches sont aujourd'hui tiraillés entre leurs désirs sécuritaires que personne n'ose remettre en question et l'absence de visions d'avenir, que personne ne peut garantir sans risques. Il ne reste qu'à espérer qu'ils ne connaîtront pas sa fin tragique avant que le développement du goût du risque ne soit devenu un "must".

Comment favoriser le développement de la conscience créatrice ?

C'est une expression de Heidegger, dans "Etre et Temps" qui résume, peut-être, le mieux, ce qui est en cause : "Vouloir-avoir-conscience".

Assumer de prendre conscience, non seulement du déjà-là, mais également de ce qui se prépare, de ce qui est en devenir.

Assumer de prendre en compte les aspirations et les attentes avant qu'elles ne s'expriment par des conflits ou d'autres évènements graves dont les manifestations permettent aux experts de chiffrer les participants, les victimes et les dégâts, pour en évaluer l'importance.

Assumer de conscientiser les logiques inhérentes aux évolutions de tout ce qui est soumis au temps, comme de tout ce qui s'inscrit dans les temps, de manière à se préparer aux effets de seuil, même si ces logiques ne daignent pas se conformer aux sacro-saintes règles de la rationalité.

Les transformations entraînées par les effets de seuil correspondent, dans les activités humaines, aux changements d'état en physique - passage de l'état liquide à l'état gazeux, passage de la lumière solaire incohérente, à la lumière cohérente des lasers etc…  

Dans les Etats, dans les entreprises, dans les marchés, mais également dans toutes les dimensions de la vie privée et de la vie publique, ces transformations provoquent des crises graves, parfois mortelles, si elles ne sont pas anticipées et préparées. La déesse Raison mérite-t-elle tant de sacrifices ?

Ne serait-il pas plus sensé de relativiser l'importance de la rationalité et de favoriser le développement de l'art du possible, plus opérant, lorsqu'il s'agit de résoudre les grandes questions de notre Temps : celles liées aux différentes formes d'exclusion, à la multiplication des conflits locaux, à la montée de la xénophobie et du racisme, à l'auto-destruction des jeunes par la drogue et le suicide, le chômage…

L'expérience montre que ni la Science ni l'Ethique, encore moins l'appel aux bons sentiments, n'outille l'esprit humain de manière à le rendre apte à respecter et à valoriser l'inconnu, la différence, l'altérité, la prise de risques…

L'ensemble de l'outillage conceptuel qui structure aujourd'hui l'esprit occidental est fondé sur "le tiers exclu", la lutte contre l'irrecevable, contre ce qui n'est pas conforme, convenable, juste, exact, certain, stable.

Des logiques différentielles, qui permettent de penser et d'organiser la co-évolution d'une multiplicité d'aspirations contradictoires, sont nécessaires pour permettre à l'esprit humain de dépasser le paradoxe dans lequel il est enfermé dès qu'il s'agit de créer des richesses. Les logiques différentielles permettent de traiter les différences comme des sources d'énergie créatrice.

L'esprit humain trouve alors intérêt à "VOIR", à prendre conscience de l'état du monde, sans conclure immédiatement que celui-ci serait meilleur si "les autres" étaient plus conformes à ses vœux. Parallèlement il peut s'interroger sur les fondements d'un état du monde plus satisfaisant. Le différentiel ainsi obtenu offre un champ d'exercice temporel et spatial aux œuvres créatrices, permettant de faire apparaître progressivement, les transformations souhaitées.

Les créations se nourrissent des différentiels générés par la mise en relation de mouvements différents.

Pour un esprit créateur, la différence et la prise de risque, donc l'altérité et l'inconnu, remplacent les gisements d'idées et de matières, exploitées par l'esprit objectif.

L'égotisme des créateurs respecte, par intérêt personnel, ce que l'égoïsme prédateur combat, ou détruit en l'exploitant.

Au lieu d'attendre, en espérant que l'humanité se transforme un jour en une assemblée de saints-sages, il me paraît plus réaliste d'ouvrir la voie vers la mise en valeur des pulsions que la morale réprouve et que la rationalité tente d'éradiquer, sans en avoir les moyens.

Les esprits créateurs échappent aisément aux contrôles inventés par les esprits mythiques ou les esprits scientifiques. Tant qu'ils ne peuvent pas s'exprimer publiquement, ils continuent à se développer dans l'angle mort de la conscience objective, et par là représentent une menace pour l'ordre établi.

Enracinés dans le Temps plutôt que dans l'Espace, leur mobilité et leur allergie à tout regroupement les rendent insaisissables par des consciences articulées sur des repères spatiaux.

Celles-ci seraient, me semble-t-il, bien inspirées si, suivant le vieil adage de stratégie politique, elles favorisaient ce qu'elles ne peuvent empêcher.

Un risque conscientisé est non seulement infiniment moins dangereux qu'un risque ignoré, mais il peut également être transformé en opportunité.

Lorsque la volonté d'avoir conscience est placée, et elle ne le sera que si celui qui s'y astreint y trouve un intérêt personnel plus grand qu'en restant inconscient, il s'agit de "mobiliser la présence à soi de la conscience, capable de surmonter sa dispersion et de se rassembler" comme le conseille Husserl. Seul l'exercice du pouvoir créateur, qui projette un ordre structurant cohérent, permet cette maîtrise.

En développement depuis l'apparition des penseurs géomètres, au VIIe siècle avant JC, la conscience objective ne cesse de se disperser. Elle observe un monde qu'elle met à sa portée en le morcelant, un monde qui lui parait extérieur, indépendant de l'observateur.

Elle le décrit et le mesure de plus en plus précisément, grâce aux instruments de mesure qu'elle invente et qu'elle sophistique. Elle sait localiser dans l'Espace tout ce qu'elle observe, grâce au système des longitudes et des latitudes.

En dépit des découvertes de Copernic et de Galilée, les points cardinaux, sur lesquels elle s'appuie, sont ceux dérivés de l'observation du mouvement apparent du Soleil, ce qui donne l'impression que la Terre reste fixe.

"Eppur, si muove ! " ("Et pourtant, elle se meut") se serait écrié, Galilée il y a 360 ans, lors de son procès en hérésie.

La conscience créatrice apparait, culturellement, au XIVe siècle, et s'exprime, en Europe, par la Renaissance. Dès les premières étapes de son développement, elle intègre ce changement de point de vue.

Elle inverse les repères du fixe et du mouvant de la relation Terre-Soleil, ce qui lui suggère l'idée d'un moteur, d'un pouvoir terrestre.

Ce pouvoir elle l'intuitionne et s'en sert, sans chercher à l'expliquer, encore moins à en explorer systématiquement les fondements et les logiques particulières.

Les acquis de l'expérience de l'exercice du pouvoir sont transmis, par mimétisme, le plus souvent dans les contextes familiaux.

Plusieurs facteurs concourent à maintenir la confidentialité des logiques propres au pouvoir :

La difficulté de les théoriser en l'absence d'outils conceptuels disponibles, la peur des conséquences sociales d'un "mauvais" usage par des individus dépourvus d'une éducation morale "suffisante", les réflexes de caste pour limiter la concurrence.

Ces facteurs sont renforcé depuis deux siècles par :

  • la propagation d'une idée fausse, qui prétend que l'accumulation de savoir permet d'accéder aux logiques du pouvoir, au mieux il donne accès au pouvoir apparent,
  • le rejet idéologique de la notion même de pouvoir, et en particulier de pouvoir individuel.

L'ensemble de ces facteurs ont largement vidé de sa substance la déclaration des droits de l'Homme, formulée en 1789 par des esprits créateurs. Conférer des libertés réserve le pouvoir à ceux qui ont celui de conférer. "Tous les hommes naissent et demeurent libres"… affirme la souveraineté individuelle inaliénable du pouvoir créateur, inhérent à l'existence humaine.

Mais, c'est sans doute grâce à l'édulcoration, dont elle a fait l'objet au cours des siècles, qu'elle a pu devenir la référence par rapport à laquelle n'importe quel pays dans le monde peut être, aujourd'hui, mis en demeure de se situer.

Il faudra néanmoins, tôt ou tard répondre aux aspirations et aux espoirs qu'elle continue à susciter dans les populations les plus diverses, de la terre entière.

La transmission, par mimétisme, des logiques du pouvoir est aujourd'hui insuffisante, pour susciter le nombre d'esprits créateurs nécessaires pour assurer le dynamisme de l'évolution sur toute la planète. Alimenter ce dynamisme sur toute la Terre semble aujourd'hui la seule issue pour désamorcer les risques inhérents aux grands déséquilibres mondiaux.

Une saine gestion des risques, qu'ils soient politiques, économiques ou écologiques, personnels ou collectifs, passe vraisemblablement par la généralisation de l'accès aux logiques du pouvoir créateur.

La conscientisation des logiques différentielles, la valorisation active des prises d'initiatives et la promotion du goût du risque, en sont, sans doute, les clés essentielles.

Elisabeth MEICHELBECK

Présidente de l'Institut de Recherche sur la Communication

Commentaire(s)

Evidemment il s'agit d'un texte qui date de 1991 ou 1992

il s'agit d'un texte de 1990.

On pourra lire :" la plante des hommes, Renchanter le risque de Grard Bronner


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