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[critique] Heritage Fight : David contre Goliath chez les Aborigènes

Par Vance @Great_Wenceslas

Un documentaire percutant, un reportage "sur le vif" qui, au-delà de plaider la cause d'une communauté en passe d'être spoliée par un puissant groupe industriel, se veut surtout un cri d'amour pour une terre, une culture, une philosophie remarquables.

Après avoir fait ses classes à l'Institut International de l'Image & du Son et décroché quelques prix entre 2009 et 2012, c'est une toute jeune (encore) Eugénie Dumont qui s'est rendue en Australie sur les traces des Aborigènes, à la suite de la lecture d'un livre de Marlo Morgan. Après un périple interminable, elle est tombée littéralement sous le charme de la péninsule de Broome, sorte de vestibule naturel vers la région du Kimberley. Là, le clan des Goolarabooloo y vivait en harmonie avec les descendants des colons qui y avaient trouvé une résonance particulière à leurs attentes : ainsi, l'extraordinaire Teresa Roe y poursuivait l'oeuvre de son père en continuant d'initier des Blancs aux secrets millénaires d'une culture unique incluant aussi bien des mythes fondateurs et des divinités tutélaires que les dinosaures. Celle que tout le monde nomme "Granny" a quasiment élevé la moitié des habitants de Broome.

Or, au moment où la réalisatrice, spécialiste de la photographie, débarque dans la région, Broome est engagée dans un conflit inextricable, et perdu d'avance : Woodside, gigantesque consortium industriel, ayant flairé l'inestimable potentiel du Kimberley aux abondantes ressources naturelles encore inexploitées, avait obtenu l'aval du gouvernement de Perth pour implanter une usine à gaz d'une taille jamais vue auparavant. 45 milliards de dollars : c'était le chiffre que les meilleures estimations avançaient pour soutenir le projet. Des milliers d'emploi, et des retombées financières mirifiques à la clef : comment ne pas être soutenu par les officiels ? Mais ce que l'équipe française constate, et qui va engendrer l'idée du reportage, c'est que la plupart des locaux sont formellement hostiles à l'entreprise.

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On a tous en mémoire la résistance des habitants à propos de l'aéroport de Notre-Dame des Landes. Evidemment, il y est question de tranquillité, de préservation d'un habitat naturel. Cependant, la question essentielle à Broome va au-delà encore de simples préoccupations écologiques : le chantier titanesque entamé visait à détruire des terres sacrées, des lieux dans lesquels les fossiles et traces préhistoriques pullulent, où le ciel rencontra la terre et les dieux foulèrent le sol des hommes pour les doter d'esprit. Car chez les Aborigènes, leur livre sacré, leur Bible, est imprimé sur les parois des montagnes (Ayer's Rock, au coeur du désert australien, est tout à la fois le point nodal de leur existence et le colossal récit des temps d'avant les hommes), gravé dans le roc : immémorial et imputrescible. Les archéologues, appelés en renfort, ne s'y trompent pas : les environs de Broome recèlent de véritables trésors ethno-géologiques. Aucune culture au monde, tient à rappeler un scientifique ébahi, ne peut se targuer d'inclure dans son histoire les dinosaures eux-mêmes. D'autant que les particularités de la sagesse aborigène, qui échafaude un monde du Rêve se superposant à notre réalité, ont su fasciner, séduire et convaincre nombre de ressortissants étrangers qui ont d'abord fait souche à Broome, avant carrément de prendre fait et cause pour la défense du territoire. C'est ainsi le cas de Louise Middleton, pasionaria charismatique (son aura illumine la pellicule) dont la forte personnalité sera parfois la dernière ligne de défense des habitants et qui multipliera les appels au soutien usant de tous les biais imaginables (lettres, courriels et son propre blog). Le contraste est saisissant entre le pragmatisme forcé de Joseph Roe (l'un des fils de Teresa, Gardien de la Loi local, décédé récemment, miné par ce combat déséquilibré) qui s'oppose placidement aux policiers escortant les industriels et se refuse à la moindre action violente - afin de ne pas envenimer le conflit, car il s'applique à voir sur le long terme - et la ténacité virulente de Louise qui scande, vitupère, prend à parti les quelques indigènes favorables au projet (aveuglés par la perspective du plein emploi) et tente de réveiller la conscience civique des officiers qui la mettent systématiquement à l'amende pour entrave aux forces de l'ordre.

Eugénie Dumont, en cadrant au plus près de ces visages graves, burinés par le soleil, dont les rides sont autant de rappels des souffrances et des sacrifices consentis par leur peuple à l'avidité coloniale, se retrouvera engagée malgré elle aux côtés des résistants et on comprend parfaitement qu'elle ait choisie d'intégrer la séquence où son équipe et elle se font "molester" alors qu'ils ne faisaient qu'enregistrer des témoignages sur le terrain. Mais en amoureuse avérée de la culture abo, la réalisatrice parsème le reportage de petites scènes présentant les particularités du peuple millénaire, son artisanat, sa musique et son histoire uniques - comment ne pas être troublé par ce moment où l'on assiste à la conception d'un boomerang qui fera, selon les dires de l'artisan, "un bon son" ? 

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Bien que clairement orienté, le propos n'est pas bêtement manichéen : le but n'est pas de rejeter l'entreprise, ses bénéfices mirifiques et ses retombées financières, mais uniquement le choix des lieux d'exploitation (on nous en présente d'autres comme étant plus propices et plus pratiques, comme ce complexe industriel inachevé doté de toutes les infrastructures nécessaires) et ce refus obstiné de considérer tous les rapports effectués par des archéologues experts qui soulignent la richesse exceptionnelle du sol local, ainsi que, et surtout, d'oublier l'importance capitale de la terre dans le tissu social des indigènes, matrice et mère nourricière tout à la fois. C'est bien davantage envers le gouvernement fédéral que va l'ire des résistants, qui est allé jusqu'à modifier des lois favorisant la préservation des territoires. Et pourtant, contre ces politiques implacables encore plus inhumains que les industriels qui les mandatent, les habitants de Broome s'opposent pacifiquement, debout, fiers, armés de leur seule détermination ainsi que des textes, rapports et lois censés les défendre et révéler leurs droits inaliénables, mais qui pèsent si peu face au cortège de voitures de police et aux 4x4 anonymes des délégués de Woodside. Ce qui est remarquable, qui prend littéralement aux tripes, c'est cette détermination, inaltérable, qui les fait se rendre chaque jour à la sortie de la ville pour, chaque fois, tenter de barrer la route aux convois sans jamais manifester de violence ou de haine. Certes, Louise Middleton donne de la voix, parfois au bord de l'apoplexie, mais c'est davantage pour tenter de faire passer leur légitimité que pour insulter les policiers. Ceux-ci, dont on voit bien la gêne, verbalisent à reculons, contrôlent les papiers et ne sont que trop heureux de ne pas avoir à faire usage de la force armée.

Ceux qui parviendront à sortir un peu de ce climat tendu pourront tout de

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même profiter du très beau traitement de l'image qui rend honneur à la lumière particulière baignant la péninsule, et seront peut-être séduits par la bande son ponctuée de musiques rythmées scandées par les didgeridoos. Et prieront pour que l'issue soit heureuse, malgré le très faible espoir de la cause.

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Titre original

Heritage Fight

Mise en scène 

Eugénie Dumont

Date de sortie

8 octobre 2014 avec Docks 66

Scénario 

Eugénie Dumont

Distribution 

Teresa & Joseph Roe, Louise Middleton

Photographie

Eugénie Dumont

Musique

William Gardiner, Adèle Blanchin & Luc Heitz

Support & durée

35 mm / 90 minutes

Synopsis : Au coeur de la contrée sauvage d'Australie, une communauté aborigène, les Goolarabooloo, doit faire face au projet d'implantation de la plus grande usine à gaz au monde, soutenu par le gouvernement. Des citoyens solidaires, descendants de colons, décident de s'unir aux Aborigènes pour défendre ce qui n'a pas de prix : une terre, une vision du monde et, plus que tout, un héritage culturel.

Commence alors un combat perdu d'avance. A moins que...

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