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[note de lecture] Jean-Christophe Bailly et Philippe Roux, "Passer définir connecter infinir", par Alain Paire

Par Florence Trocmé

Argol Déclore, déclore sans fin est l'un des leit-motive de ce livre : cette formule aurait pu figurer parmi les quatre infinitifs du titre du recueil d'entretiens, Passer définir connecter infinir, qui vient d'être publié chez Argol par Jean-Christophe Bailly et Philippe Roux. Ces deux auteurs suivent le fil de la chronologie, recensent des carrefours, des rencontres et des disparitions qui hantent et relancent la courbe d'une vie : leur dialogue élargit la donne d'un ouvrage antérieurement paru dans la collection Traits et portraits de Colette Fellous, Tuiles détachées (Mercure de France, 2004). Les fantômes du passé sont rappelés, il peut arriver qu'ils côtoient le présent immédiat : tout est façonné et reconduit pour que puissent survenir les fondu-enchaînés et les vibrations de nouvelles lignes de fuite. Pour reprendre quelques-uns des mots que Bailly affectionne, ce ne sont pas uniquement des copeaux, des intermittences, des nouages, des boutures ou bien des ricochets de pensée qui sont recueillis. On perçoit un très calme acharnement, la brusquerie, la légèreté et l'allant d'une voix "sans hauteur" : "quelque chose du passé" n'a pas encore "trouvé son lieu", des échanges et des chantiers d'écriture continuent de s'ouvrir. 
 
Une enfance et une jeunesse à Paris, un oncle volontaire pendant la Guerre d'Espagne, un père qui devient aveugle lorsque son fils a douze ans, un cousin plus âgé mais pas du tout lointain en la personne de Jacques Monory, la découverte très tôt, en compagnie d'Henri-Alexis Baatsch, du Romantisme allemand et de Georg Büchner, "marqueur absolu", les années de militantisme avant et après Mai 1968, ces indices déjà mentionnés dans Tuiles détachées sont de nouveau brassés. Cet écrivain vient de l'immédiate après-guerre, ici et là s'imposent des séquences ou des perceptions qui marquent une génération : les seaux de charbon qu'on s'en va quérir dans la cave, l'odeur de champignon des pages des premiers livres de poche, les livraisons de L'Oeil qui révèlent Barcelone et les photographies de Werner Bischoff, une émission de télévision qui fait surgir le visage et la voix d'Alberto Giacometti ... "Ce n'était pas en direct, mais cela comptait. Et là, je me suis dit, j'ai compris - cela relançait ce que j'éprouvais quand j'allais voir Monory dans son atelier - qu'une autre forme de vie était possible." 
 
Cette traversée de vie est ressourcée chez Argol par les principes de la collection voulue par Catherine Flohic, dont le remarquable catalogue comporte déjà treize livres d'entretiens (entre autres, avec Philippe Beck, Paul Nizon, Valère Novarina, Christian Prigent et Jude Stéfan). La maquette de ce livre agence comme à l'accoutumée plusieurs dispositifs de retours en arrière. Les reproductions des documents photographiques qui ont été rassemblés sont malheureusement beaucoup trop sombres, l'impression de ce livre est sur ce plan tout à fait désastreuse ; en revanche, l'anthologie des textes imaginée par Philippe Roux est excellente, les morceaux choisis dans la bibliothèque de l'auteur suscitent toutes sortes de désirs de lecture et de voyages. On ira se procurer Le Pélerin de J.A Baker, "le journal de bord d'un homme qui a regardé les faucons pèlerins vivre dans l'estuaire de la Tamise", on reprend la minuscule livraison chez Mille et une nuits de Le murmure de Paris par Anna Maria Ortese, ou bien Berlin est trop grand pour Berlin, un texte d'Hanns Zischler, on aimerait pouvoir visionner le film de Jàvier Tellez Letter on the blind, for the use of those who see, une transposition de La lettre sur les aveugles de Diderot : "la main touche pour la première fois une surface énorme qui s'en va, se perd, qui suit la forme éléphant, mais dans un vide sans référence et qui est, si on tâtonne à l'aveugle, une espèce d'infini plié sur lui-même". En page 58, on découvre un texte difficilement trouvable, autrefois dédié au plasticien Daniel Pommereule dont voici un extrait inattendu, Jean-Christophe Bailly évoque le travail en Auvergne des émouleurs : 
 
- à Thiers, les ouvriers des coutelleries qui trempent les lames 
encore chaudes dans le lit du torrent 
comme ils ne peuvent le faire que couchés sur le ventre 
sur un lit de planches ajourées au-dessus de l'eau, ils dressent 
des chiens à rester tout le temps couchés sur leurs reins 
pour atténuer leur fatigue et leur éviter de terribles douleurs 
 
Ces dialogues avec Philippe Roux ne constituent en aucun cas une manière de bilan. Ils sont souplement orientés du côté de l'avenir immédiat et permettent simplement de mieux mesurer le chemin d'ores et déjà parcouru par Jean-Christophe Bailly. Les incessantes itinérances de ce voyageur-promeneur qui connaît admirablement New York, Berlin, la Russie, l'Italie et tout aussi bien des territoires de France comme la Bretagne ou le Brionnais, les grands livres déjà parus comme Le 20 janvier, Description d'Olonne, L'Apostrophe muette ou L'Atelier infini forment une liste magnifiquement ouverte. Évoqués dans ces pages, l'alliance avec des artistes comme Gilles Aillaud, Bernard Moninot et Guiseppe Penone, de fidèles compagnonnages avec les philosophes Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ou bien avec les gens de théâtre, Georges Lavaudant et Gilberte Tsaï, les nombreux échos et horizons d'attente suscités par Basse continue, par Le Dépaysement / Voyages en France et par Le Versant animal, tout porte à croire que l'œuvre sans relâche de cet écrivain qui n'a pas recherché un pouvoir intellectuel ou médiatique, est à présent au centre des plus vives problématiques d'aujourd'hui. Quelques-uns des plus courageux éditeurs du XX° siècle, François di Dio, Eric Hazan, Christian Bourgois, André Dimanche, Maurice Olender ainsi que la collection Fiction et Cie du Seuil ont publié cet auteur qui a cessé d'être marginal. Son endurance, sa capacité d'inquiétude, son humour et son énergie sont doucement convaincants : pas d'emphase ni de rareté, aucune solennité déplacée, des flux et des césures, des clarifications sans pathos ni renoncement.  
 
Il faut tenter d'écouter la radicalité de cette voix qui affirme qu' "il n'y a pas d'institution de la vérité ". Il insiste : "le poème est la forme d'écriture qui se maintient dans l'état de son commencement". Cette longue course n'est pas close : entre autres raisons parce que Jean-Christophe Bailly n'a jamais souci de devenir une "grande figure" à l'intérieur du champ intellectuel, l'avenir aventureux de cette œuvre justifie les meilleurs espoirs.  
 
[Alain Paire] 
 
Cf. sur ce lien, un entretien  réalisé le 3 octobre sur la Web-Radio Zibeline de Marseille. Jean-Christophe Bailly a donné de nombreux entretiens sur France-Culture, principalement avec Alain Veinstein, dans l'émission Du jour au lendemain : par exemple, on peut l'écouter à propos de sa monographie Bernard Moninot,éditée chez André Dimanche. Sur le site de la Bnf, on trouve une conférence à propos de Georg Büchner. Au centre Georges Pompidou, sur cet autre lien, un exposé à propos de W. G. Sebald. Sur ce lien du site du CIPM, le chant 44 de Basse continue. Si l'on se connecte avec ce lien de la revue Vacarme, plusieurs articles, un dialogue avec quelques-uns des rédacteurs de ce périodique, énoncent autrement les recherches de Jean-Christophe Bailly. 
 
Le numéro 17 de la revue L’animal avait consacré un cahier à Jean-Christophe Bailly, sous la direction d’Emmanuel Laugier (textes de Jean Jourdheuil, Petr Kral, Yannick Mercoyrol, Jean-Luc Nancy, Federico Nicolao, Florian Rodari et Gilbert Vaudey).Cf. le numéro 123, mai 2011, du Matricule des Anges, entretien avec E. Laugier. Dans le n° 7 d'Hippocampe/La Nuit, un autre dossier Jean-Christophe Bailly. 
 
 
Jean-Christophe Bailly et Philippe Roux, Passer définir connecter infinir, Argol, 2014. 
 
Illustrations : 120 
Format : 200x170 - Pages : 200 pages 
29 € 


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