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Le Paris de Prévert / Le Paris de Zucca (3/3)

Publié le 19 octobre 2014 par Actu34

Finalement, le Paris joyeux, féminin et généreux de Paris-Express diffère peu de celui que représentera André Zucca 15 ans plus tard, avec ses jolies femmes élégantes, ses bouchers souriants, ses jeunes habitants vivant d'amour, de cerises fraîches et de soleil.

bouchers

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etc.

Sauf que...

Paris-Express avait été tourné en 1928. Il ne l'aurait sans doute pas été en 1929, ni les années suivantes. A partir de 1929 en effet, date où les années noires succèdent aux années folles, Paris devient beaucoup moins accueillante. Nombreux sont alors les immigrés qui connaissent en France une misère aussi grande que celle qu’ils avaient cherché à fuir en quittant leur pays d’origine. Pour d’autres, il s’agissait d’abord d’échapper au regain d’antisémitisme, notamment en Europe de l’Est : parmi les amis de Prévert, c'était le cas d’Alexandre Trauner, qui avait fui à Paris l’antisémitisme d’Etat mis en place par l’amiral Miklos Horthy, comme cela l’avait été, vingt-cinq ans plus tôt, du père de Willy Ronis, qui en 1904 avait dû quitter la ville d’Odessa, en Ukraine, avec ses frères et sa sœur pour échapper aux pogroms qui, depuis 1881, se multipliaient dans la Russie tsariste. Cette immigration avait d'abord été encouragée par l'Etat, qui souhaitait compenser la crise démographique causée par le premier conflit mondial ; mais à partir de 1929, la politique d’immigration est interrompue et Paris devient moins accueillante. Le photographe Izis en fait l’amère expérience lorsqu’il décide de rejoindre la France pour fuir la pauvreté lituanienne :

« On savait qu’il y avait un problème, outre l’argent du voyage, parce qu’au consulat français on nous avait prévenu : " Sachez que vous n’aurez pas le droit de travailler en France." Car c’était une époque de chômage, la grande crise de 29, et l’étranger qui venait à Paris n’avait pas le droit de travailler. Nous on a écouté ça d’une oreille, quelle importance, on a un métier, on se débrouillera toujours. On ne savait pas que c’était très sérieux. Ça on l’a su une fois arrivé… »

Les juifs sous l'occupation.

Izis avait fuit la misère et l’antisémitisme latent de sa Lituanie natale, mais ils le rattrape : en juin 1940, les Allemands occupent Paris, le gouvernement français quitte la capitale et avec lui, de nombreux juifs fuient vers le Sud, parmi lesquels Izis. En juin 1940, alors que le soleil devait briller sur Paris comme sur les photos de Zucca, Prévert choisit de fuir la capitale, entraînant avec lui ceux de ses amis qui avaient le plus à craindre : Alexandre Trauner et Joseph Kosma, tous deux juifs hongrois. "Je dois avouer que c'est grâce à Prévert que nous avons tous survécu", confiera Trauner par la suite. Deux autres photographes les accompagnent : Brassaï et Jacques-André Boiffard. Le Paris de 1940 n'est plus celui de Paris-Express, et tous les moyens sont bons pour le quitter. A Paris, l’antisémitisme devient quotidien : une ordonnance du 2 octobre 1940 oblige les juifs à se faire recenser ; par la suite, une nouvelle ordonnance les dépouille de leurs commerces. Après les rafles du mois d’août 1941 à Paris et l’ouverture du camp de Drancy, les départs vers le Sud s’intensifient : le photographe Willy Ronis fait parti des nouveaux exilés – il fuit à Nice, où le photographe Eli Lotar lui a prêté un appartement et où il rencontrera bientôt Jacques Prévert.

Mais la zone libre ne reste pas longtemps une zone refuge : bien que plus tardivement, les mêmes directives y sont finalement prononcées, comme le recensement obligatoire des juifs (qui doivent se déclarer comme tels au risque sinon d’être internés dans un camp spécial) ou l’aryanisation économique, qui prive les juifs de la direction de leurs commerces et leur interdit l’exercice de nombreux métiers. On sait qu’Alexandre Trauner et Joseph Kosma, tous deux juifs, n’ont dû qu’au soutien de Prévert et Carné de pouvoir travailler clandestinement sur les décors et la musique des Visiteurs du soir et des Enfants du paradis, alors que, depuis le 26 octobre 1940, l’autorisation d’activité pour les professionnels du cinéma était subordonnée à l’acquisition d’une carte d’identité professionnelle, qui n’était délivrée qu’après « justification de non appartenance à la race juive ». Il en est de même pour les photographes juifs, à qui l’on interdit d’exercer leur métier. Vivre dans le Sud devient de plus en plus angoissant : en 1941, certains départements de la zone libre décident d’expulser les juifs et, à l’automne de cette même année, une Police aux questions juives est créée dans les deux zones, libre et occupée. La plupart des juifs réfugiés dans le Sud de la France se retrouvent sans travail dans des villes où ils ne connaissent personne et où ils sont parfois rejetés comme ennemis du peuple. Leur principal souci consiste d’abord à trouver le moyen de se ravitailler, dans une atmosphère qui reste lourdement antisémite et de plus en plus dangereuse.

Sous la direction de Pétain, les polices allemande et française collaborent efficacement pour traquer les juifs dans les deux zones françaises : en juin 1942, un vaste plan de déportation comprenant la France, la Belgique et les Pays-Bas est élaboré à Berlin. Il s’agit pour la France de déporter 40 000 juifs en trois mois et le Premier Ministre Laval doit contribuer pour moitié à ce nombre. Dès le 16 juin, René Bousquet, chef de la police française, est prêt à livrer 10 000 juifs étrangers résidant en zone libre. Il propose de lui-même que les enfants de moins de seize ans soient déportés avec leurs parents, alors que les Allemands n’avaient pas prévu d’inclure les enfants juifs dans les premiers convois français de la déportation. En septembre 1942, soit trois mois avant l’invasion de la zone libre par les Allemands, treize convois remplis de juifs étrangers qui avaient espéré trouver refuge dans le Sud sont dirigés vers Drancy. Une première rafle a lieu à Marseille en janvier 1943 ; elles se multiplient les jours suivants. A Nice, où est réfugié Ronis, a lieu en septembre 1943 une des plus féroces chasses à l’homme que devait connaître la France, entreprise par un commando dirigé par Aloïs Brunner et composé de nombreux « physionomistes », supposés reconnaître un « faciès spécifiquement judaïque » : 1819 juifs sont arrêtés.

Jusqu’à la libération, les rafles ne cessent plus ; aux périodes de calme succèdent de violentes périodes d’arrestations et les juifs vivent dans l’angoisse constante de la déportation. A la fin de la guerre, Ronis, Izis, Trauner, Kosma ont échappé à l’horreur nazie ; parfois de peu : quelque temps avant la libération, des militaires allemands sont venus dans le village où Izis s’était réfugié et ont réuni tous le monde sur la place du village. Un beau-frère d’Izis a paniqué et s’est enfui en courant. Izis est intervenu pour empêcher un Allemand de tirer, arguant qu’il s’agissait d’un simple d’esprit. Les nazis ont alors déshabillé Izis et l’ont violemment frappé, sans le tuer. A la fin de la guerre, le bilan est lourd : 6 millions de juifs ont été exterminés.

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Le Paris de Zucca : des images de propagande

Izis, Ronis, Brassaï, Trauner, Boiffard ne sont plus à Paris pour la photographier : ils ont suivi Prévert dans le Sud. D'autres photographes amis de Prévert ont quitté la France : c'est le cas de Man Ray, retourné aux Etats-Unis ou encore de Kertesz. Cartier-Bresson est prisonnier en Allemagne. Il ne faut pas oublier la contingence de la photographie : pour quelques images qui nous sont parvenues, combien d'événements n'ont donné lieu à aucune photographie ? En regardant les images de Zucca, il faut nous interroger sur les nombreuses photos qui n'ont pas pu naître, parce que ceux qui auraient pu les prendre ont été chassés par les lois antisémites, par la guerre, ou n'ont tout simplement pas obtenu l'autorisation de photographier.

On le sait, Zucca avait pour sa part obtenu cette fameuse autorisation. Il faut être bien naïf pour croire, comme le suggère Jen Derens, le conservateur de la BHVP, que Zucca ait pu voler les pellicules. Un tel acte de résistance aurait évidemment impliqué des photographies compromettantes, ce qui n'est nullement le cas. Le blogueur Embruns suggère, comme beaucoup sur les forums du Monde, du Figaro et de Libé, que les photographies de Zucca représentent une partie de la réalité de cette période, et avance même l'idée qu'il aurait photographié ce Paris paisible simplement pour son plaisir ("le touriste d’une ville qu’il aimait avec passion)". Il faudrait relire 1984. Il me semble évident que ces films couleurs - qui coûtaient cher - n'étaient pas donnés innocemment à Zucca, ni non plus sans consigne. Le fait que ces images n'aient pas été publiées dans Signal ne suffit pas pour affirmer qu'il ne s'agit pas de propagande. D'autant que cette revue, pour ce que j'en ai vu, (ici , les couvertures, ici et ici des photographies), semblait privilégier les images de guerre. Il me paraît plus probable que les Allemands - qui ne doutaient pas de la victoire - aspiraient, une fois la guerre finie, à réécrire l'Histoire à l'aide d'expositions colorées et joyeuses qu'auraient largement alimentées ces photographies. Hitler connaissait le pouvoir de l'image : dès l'invention de l'Agfacolor en 1939, la propagande du régime hitlérien n'avait-elle pas exploité ce procédé pour tourner des films de propagande prestigieux au service de leur chef ?

La Construction d'un Paris mythique

On a tendance à l'oublier : la représentation de la réalité n'est pas la réalité. Les empreintes de la réalité capturées par l'appareil photographique peuvent rendre compte d'un univers bien différent de la réalité - c'est le cas dans les photographies de Zucca. Ces photos ne sont pas, comme tendent à le croire nombreux spectateurs de l'exposition, un autre aspect de la réalité parisienne. Ce sont bien des images de propagande, dont certaines sont clairement mises en scène, comme l'a bien montré Alain Korkos dans son billet publié sur @si. Quelques commentateurs s'indignent du procédé, qui consiste à mettre en avant les photographies visiblement mises en scène de Zucca pour rendre compte de la démarche de l'auteur. A mon sens, il n'y a aucune malhonneteté dans la démarche d'Alain Korkos. Son idée était de montrer que ces photographies construisaient une réalité. Pour cela, le photographe dispose de plusieurs moyens : l'un d'entre-eux - le procédé souligné sur @si - consiste à mettre en scène une photographie. C'est le moyen le plus connu de falsifier la réalité, mais ce n'est pas le seul. Zucca en utilise d'autres - comme par exemple le choix du cadrage - qui peut suffire à tromper une scène : pour s'en convaincre, il faut lire la nouvelle Les Fils de la vierge, de Julio Cortazar. Ou Critique de la crédulité, d'Yves Michaux. Ce dernier y écrit notamment :

"Les possibilités de falsification qui tiennent au recadrage et à l'élision du contexte sont énormes. Ceux-ci ont en outre l'avantage de permettre un trucage sans retouche, un trucage donc "innocent" et sans culpabilité: il suffit de laisser de côté."

Mises en scène où élision de la réalité : toutes ces manipulations n'ont qu'un but : fausser l'image de la ville pour satisfaire la propagande allemande. Bien sûr, la vie continuait, les femmes restaient belles, le soleil brillait. Mais le soleil n'enlève ni la peur, ni l'angoisse, ni la faim : on peut marcher dans Paris et crever d'angoisse pour un frère, un mari, prisonnier des allemands ou parti en train vers une destination encore inconnue. Pour savoir comment on se nourrira le lendemain. Une situation que Zucca ne pouvait ignorer et qu'il a délibéremment choisi de ne pas montrer, alors qu'il était un des rares professionnels à pouvoir rendre compte de la réalité de l'occupation à Paris. A ceux qui voient dans ces photographies les vraies images du Paris de l'époque, rappelons que le fils de Zucca, comme l'a rappelé Michel Guerrin considérait son père comme un "mythomane et un antisémite". Comment cette mythomanie et cet antisémitisme pourraient-ils être absents des photographies exposées ? Ce serait croire que le photographe n'est qu'un presse-bouton, ce qui, on le sait, n'est jamais le cas.

Censurer l'exposition ?

En publiant la photographie du gâteau de la Princesse Marina , les journaux des années trente laissaient de côté les révoltes dans les Asturies et les marches de la faim. En nous montrant des bouchers trimballant des kilos de viande, Zucca laisse délibéremment de côté la réalité de l'occupation pour la remplacer par des images de propagande. Il n'en reste pas moins vrai que ces photographies sont étonnantes et méritent d'être montrées. et vues. Mais on aurait pu attendre de la BHVP, à la place de toutes les affiches publicitaires exposées pour vanter la cigarette, un contrepoint historique. Quant à l'argument qui consiste à dire que le public n'est pas idiot et qu'il sait lire une image : on apprend à lire une image comme on apprend à lire un texte ou une partition. Hors l'école ne dispense pas, ou si peu, de cours sur la lecture de l'image. Encore ceux-ci sont-ils donnés par les professeurs de français, qui ne disposent, durant leur cursus universitaire, d'aucun cours sur la lecture de l'image - je le sais pour l'avoir suivi. Nous sommes envahis d'images, mais on ne nous apprend pas à les lire. Peut-être parce que ceux qui détiennent le pouvoir sont entourés de gens qui savent les utiliser. Ce qui est certain, c'est que sans cet enseignement de lecture de l'image, nous continuons, comme l'a bien montré Yves Michaud, à accorder aux images "une valeur de véracité particulière: elles sont vraies pour ainsi dire par principe. Ce qui recouvre des raisons passablement différentes. Parce qu'elles rapportent comment étaient les choses ou comment elles se sont passées. Parce qu'on nous assure qu'elles sont vraies, parce que les canaux de communication par lesquels elles nous viennent sont consacrés à l'information et donc "objectifs".

Ce qu'il faudrait, ce n'est pas bien sûr fermer l'exposition, ce n'est pas censurer. ce serait donner aux gens les outils nécessaires à décrypter les images qui nous noient. André Rouillé propose pour sa part - l'idée me semble judicieuse - que "La Mairie de Paris s'empare de cette exposition pour organiser un programme ambitieux de débats, de rencontres, de cours peut-être, un colloque assurément, pour retourner la force des clichés contre l’idéologie qu’elles véhiculent, et faire largement comprendre comment fonctionnent les images… Et rebondir sur l’irresponsabilité des dirigeants de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris en action pédagogique."

Cela encouragerait par ailleurs les français à ne pas aspirer comme en son temps notre président, à mettre de côté les aspects les plus sombres de l'histoire de France... Quant à savoir l'image que Prévert aurait donné du Paris de cette époque, qui n'est plus celle de Paris-Express, il faut relire les poèmes écrits durant l'occupation, comme La rue de Buci ou encore revoir Les Portes de la nuit. Un film sur la collaboration à Paris que les français avaient, à sa sortie, massivement rejeté. Tiens...


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