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Les airs d'un âge d'or. Le Chant des poètes par l'Ensemble Enthéos

Publié le 24 octobre 2014 par Jeanchristophepucek
Tiziano Vecellio Titien Jacopo Strada

Tiziano Vecellio, dit Titien (Pieve di Cadore, c.1488/90-Venise, 1576),
Portrait de Jacopo Strada, 1567-68
Huile sur toile, 126 x 95,5 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum
[image en très haute définition ici]

Comme toutes les périodes auxquelles on a pu donner le nom de renaissance, celle que l'historiographie faisait jadis débuter en 1492 et à laquelle elle a accordé de revêtir une majuscule de majesté pour bien la distinguer des autres se caractérise par le regard qu'elle a porté sur un passé idéalisé dont il fallait retrouver la trace pour mieux s'en imprégner et l'imiter dans l'espoir plus ou moins avoué de le dépasser — toute renaissance est, au moins au départ, une retrouvance. Cet hier aux airs d'âge d'or est l'Antiquité ; sa présence innerve profondément, durant une vaste période qui débute en plein Moyen Âge, toutes les expressions de la pensée et, naturellement, les arts,

Andrea Mantegna Saint Sébastien Louvre
qu'il s'agisse de littérature, de peinture ou de musique. Songez à Pétrarque qui, déçu par le XIVe siècle dans lequel il lui faut vivre, adresse des lettres à Socrate, Sénèque ou Cicéron, à l'érudit florentin Niccolò Niccoli (c.1364-1437) qui non seulement collectionne les antiques mais rassemble également quelque huit mille manuscrits, à Andrea Mantegna qui, dans son Saint Sébastien exécuté vers 1480 et conservé aujourd'hui au Louvre, multiplie les citations archéologiques dans les ruines dont il fait le décor du martyre, ou à l'art du portrait tel qu'il fut longtemps pratiqué en Italie en préférant une pose de profil réminiscente des médailles romaines tandis qu'en Flandres, l'autre foyer de la Renaissance qui n'entretenait pas le même rapport de proximité, ne serait-ce que géographique, avec l'Antiquité, on préférait depuis longtemps la représentation de trois quarts qui allait bientôt s'imposer comme une norme. La musique n'échappe pas à cette obsession du retour aux Anciens, jugés plus purs de tournure et d'inspiration, et théoriciens comme praticiens s'efforcent de renouer le fil rompu avec le passé, grec en particulier, ce qui explique en partie pourquoi la figure d'Orphée est si présente durant toute la Renaissance (comment ne pas évoquer la Fabula di Orfeo écrite par Angelo Poliziano vers 1480 ?), qui en produisant de la « musique mesurée à l'antique » comme le firent Claude Le Jeune ou Jacques Mauduit en France, qui en offrant, sur le versant italien, à la monodie accompagnée un fertile terrain d'expérimentation, à l'exemple de la Camerata de' Bardi qui abrita les recherches de Giulio Caccini ou de Jacopo Peri, deux aventuriers qui, en croyant retrouver un jadis de cocagne, accostèrent à une terre promise qui prendrait un jour le nom d'opéra.

Les programmes explorant spécifiquement les rapports entre la musique de la Renaissance et l'Antiquité ne sont pas nombreux, mais le titre de deux excellentes anthologies vient immédiatement à l'esprit lorsqu'on les évoque, la première, chronologiquement parlant, étant signée par le Huelgas Ensemble (Le chant de Virgile, Harmonia Mundi, 2001), la seconde par le trop rare ensemble Dædalus de Roberto Festa (Musa Latina, Alpha, 2009). Il faut donc saluer d'emblée le jeune Ensemble Enthéos dont le directeur, Benoît Damant, est très au fait de ces questions puisqu'il fut l'un des commissaires de l'exposition Un air de Renaissance organisée au château d'Écouen à l'automne 2013, de s'engager, pour son premier disque « officiel », sur un chemin aussi peu fréquenté. Leur Chant des poètes nous transporte en la cour de Charles de Guise, cardinal de Lorraine (1524-1574), un de ces grands princes de l'Église qui pouvait se prévaloir d'une véritable culture humaniste et qui eut le souci d'être de son temps en constituant une collection d'antiques et en recrutant des musiciens suffisamment talentueux pour aviver encore l'éclat de son nom.

François Clouet Charles de Guise cardinal de Lorraine
Le plus célèbre de ceux qu'il s'attacha est sans doute Jacques Arcadelt (c.1507-1568), un septentrional qui, comme nombre de ses pairs, partit chercher fortune en Italie et la trouva puisqu'il fit, entre autres, partie de l'effectif de la Chapelle Sixtine dès 1540. Sa contribution la plus significative est à chercher dans le domaine du madrigal puis, à son arrivée en France au début des années 1550, dans celui de la chanson qu'il contribua à féconder en y faisant souffler l'esprit ultramontain qui, depuis les premières décennies du XVIe siècle, prenait ses distances avec l'esthétique franco-flamande en regardant de plus en plus vers des formes populaires comme la frottola. Le programme du disque nous permet de mesurer l'étendue du talent d'Arcadelt, aussi à l'aise pour composer sur des poèmes italiens, français (superbe Laissés la verde couleur) que latins (ici, Virgile et Horace), mettant ces derniers au goût du jour grâce à l'emploi de tournures d'inspiration discrètement plébéienne. Pierre Cléreau (c.1520-avant le 11 janvier 1570) est aujourd'hui nettement plus obscur que celui qui fut son confrère au sein du cercle de Charles de Guise et dont l'influence sur sa production est par ailleurs patente, avec un italianisme si marqué que l'on a parfois pu qualifier certaines de ses œuvres de « villanelles à la française. » Les pièces ici proposées démontrent un indéniable raffinement, tant du point de vue de l'écriture musicale que du choix des textes, signés Ronsard et Belleau pour les français et par le brillant humaniste Pietro Bembo pour les italiens. Ce récital est fort judicieusement ponctué par des compositions instrumentales d'Alfonso Ferrabosco (1543-1588) qui fut actif, quelquefois de façon assez rocambolesque, en Italie, en France et en Angleterre, et quelques textes déclamés, des vers de louange fourmillants de références aux philosophes, poètes et mythes de l'Antiquité adressés par Ronsard au cardinal de Lorraine et une traduction anonyme, datée 1574, du passage des Métamorphoses d'Ovide relatant les amours de Vénus et d'Adonis, restitués par Benoît Damant avec une subtilité, une conviction et une mesure dans les effets également appréciables.

Le chant des Poètes que ressuscite pour nous l'Ensemble Enthéos ne manque pas de séductions, ne serait-ce que par l'intelligence qui a présidé à la conception du programme et la qualité des pièces retenues, dont nombre connaissent, sauf erreur, leur premier enregistrement. Les quatre chanteurs et les six instrumentistes (quatre violes, harpe et luth) réunis pour ce projet le défendent avec cœur et probité, ce qui nous vaut nombre de beaux moments qui permettent de relativiser les petits décalages et les scories (le contre-ténor a une tessiture parfois tendue) sans doute dus à des automatismes et à une cohésion qui restent à parfaire.

Ensemble Entheos
Ces inégalités passagères que ne gomme pas une captation qui aurait gagné, à mon avis, à un peu plus de rondeur n'enlèvent cependant rien à la validité et à la cohérence des choix interprétatifs. Il y a, tout au long de cette réalisation soignée dont il faut saluer l'attention apportée à la lisibilité textuelle et à l'équilibre entre voix et instruments, une distinction qui rend parfaitement compte de ce que l'on imagine avoir été l'esprit d'un cercle aussi brillant que celui de Charles de Guise sans pour autant faire l'impasse sur la recherche d'expressivité indispensable dans ces musiques empreintes de la nouvelle sensibilité qui se développait en Italie. Voici donc une réalisation de fort bonne tenue qui permet de lever un coin du voile sur un répertoire méconnu qui mérite certainement mieux que l'oubli. On remercie l'Ensemble Enthéos pour cette anthologie courageuse en espèrant qu'il va poursuivre ses investigations dans ce domaine afin de nous proposer, dans un avenir pas trop lointain, d'autres joyaux ignorés de la même belle eau.

Le chant des poètes Arcadelt Ensemble Entheos
Le chant des poètes, Arcadelt ou l'Antiquité en musique : musiques de Jacques Arcadelt (c.1507-1568), Pierre Cléreau (c.1520-avant le 11 janvier 1570), Alfonso Ferrabosco I (1543-1588), textes récités de Pierre de Ronsard (1524-1585) et Ovide (43 av. J.-C.-17 ap. J.-C.)

Ensemble Enthéos
Benoît Damant, récitant & direction

1 CD [durée : 53'17"] Paraty 213121. Ce disque peut être acheté sous forme physique chez votre disquaire ou en suivant ce lien et au format numérique sur Qobuz.com.

Extraits proposés :

1.Pierre Cléreau, Quand le soleil se réveille
Texte de Rémi Belleau

2. Jacques Arcadelt, Laissés la verde couleur
Texte de Mellin de Saint-Gelais

3. Pierre Cléreau, Je ne veux plus que chanter
Texte de Pierre de Ronsard

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci dessous grâce à Qobuz.com :

Illustrations complémentaires :

Andrea Mantegna (Isola di Cartura, c.1431 - Mantoue, 1506), Saint Sébastien, c.1480. Huile sur toile, 255 x 140 cm, Paris, Musée du Louvre

François Clouet (Tours, c.1505/10- Paris, 1572), Charles de Guise, cardinal de Lorraine, après 1547. Pierre noire et sanguine sur papier, Chantilly, Musée Condé

Photographie de l'Ensemble Enthéos © Ensemble Enthéos


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