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Photo trouvée #2

Publié le 25 octobre 2014 par Collectifaquatre

La « diplopie stéréoscopique »

Evidemment il n’y a pas la moindre monstruosité dans cette image, au sens stricte du terme. Nous  voyons bien ce que font ces gens, la façon dont certains regards jouent l’intervalle d’espace qui les sépare de l’opérateur. Il y a bien sûr le personnage de droite qui s’amuse malicieusement avec le chignon de la dame assise devant lui, l’enfant qui trône au centre avec une baguette ( ?) dans chaque main, la rythmique fantaisiste des chapeaux masculins, les sourires ou les visages fermés, une image de pure frontalité si on excepte le personnage en bas à droite. Bref, rien qui ne soit véritablement surprenant ! À moins de dire que cette famille a fait un acte ou va faire un acte ignoble, rien ne permet au regard du peu d’informations de l’image de croire une seconde à la présence du monstrueux.

C’est pour cette raison précise que je me concentrerai sur le statut de ce type d’images et sur les données techniques et matérielles qui la caractérisent.

Il s’agit d’une image stéréoscopique en noir et blanc datant probablement du début du siècle dernier. Une première chose m’intrigue : le décalage trop important dans la composition du deuxième cliché (déplacement vers la gauche et légèrement vers le haut). Certes, il existe parfois dans ce type d’images, car en correspondance avec l’écartement des yeux, mais là, l’axe optique d’un des deux appareils pose problème. Ce qui veut dire que le regardeur devra forcer son regard pour raccorder au mieux les deux images. Du coup la dimension scopique qu’impose physiquement l’appareil stéréoscopique le soumet à une petite torture visuelle.

En tant qu’image vernaculaire, « …qui signifie ‘‘esclave’’ » , beaucoup de son potentiel initial a disparu. Le temps écoulé jusqu’à aujourd’hui a lessivé plus ou moins rapidement son énergie, sa force vitale. Plus personne ne saurait identifier les personnages, le lieu et le moment de la prise de vue, ce que sont devenus ces gens… Mieux, nous, qui n’appartenons pas au cercle restreint des initiés, nous, qui ne pouvons partager les affects habitant ce groupe de personnes, sommes conviés à une participation affective impossible dans les termes fondateurs de cette image. Reste alors à nous projeter à partir de notre propre microcosme, de notre univers psychologique personnel  dans ce qui élargit le cercle des privilégiés ayant accès au petit rituel du voir. Devenir intrus dans le champ d’intimité de l’autre n’est pas une mince affaire, surtout quand cette intimité s’est vidée de toute substance pour ne se présenter qu’en tant que pure coquille vide, enveloppe charnelle d’un moment passé saturé d’affects et rendu aujourd’hui à une forme, une scénographie pantomime de personnages fortement inscrits dans une temporalité révolue, historique. Du coup nous sommes passés de l’énergie vitale à la réification. L’insaisi de cette image en termes d’énergie s’est transformé en objet inerte, interface moderne pour la projection de nos désirs. Le capitalisme a vaincu la force de subversion initiale.
Sur ce point nous rejoignons la définition de Clément Chéroux et devant la perte absolue de toute résistance l’image n’est plus ce champ libre, ce territoire tribal aux frontières difficiles d’accès, mais une marchandise, un pur simulacre.

Il aura fallu deux images juxtaposées avec une variation angulaire un peu trop exagérée pour que la vision sereine que je pouvais avoir de prime abord se transforme en trouble de la vision, en diplopie. Rien de monstrueux à cela mais, de la même manière, dans une perspective élargie, nos propres photos de famille sont programmées pour disparaître ou encore pour circuler là où elles n’ont jamais été destinées et pour se réifier en avatars artistiques, historiques, sociologiques, culturels…

« Étymologiquement, le mot « vernaculaire » est dérivé du latin « verna » qui signifie « esclave ». Il circonscrit donc, tout d’abord, une zone de l’activité humaine liée à la servilité, ou tout du moins aux services. Le vernaculaire sert : il est utile. Dans le droit romain, le terme « vernaculus » décrit plus précisément une catégorie d’esclaves nés dans la maison, par opposition à ceux qui ont été achetés ou échangés (…) C’est une production domestique –« home made » diraient les Américains –  qui est à priori moins destinée à la commercialisation qu’à la consommation personnelle. Dans le système capitaliste, le vernaculaire est l’envers de la marchandise industrielle. Il échappe par conséquent à la domination du marché. »
Clément Chéroux

Alain Marsaud

Photo trouvée de Philippe Leroux


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