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Blues de novembre, une nouvelle d’Alain Gagnon…

Publié le 27 octobre 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

La théorie du chaos étonne. Pour un profane – dont l’humble auteur de fiction –, elle peut se résumer ainsi : le battement d’ailes d’un papillon en Amazonie peut provoquer un typhon dans le Pacifique Sud. Les petites causes, par accumulation insoupçonnée, engendrent de gigantesques effets. Il en est de même des comportements humains. Les insignifiances amoncelées, lorsque la subjectivité humaine s’en mêle et catalyse, accouchent de ces tragédies qui ornent la première page de nos tabloïdes.

Ce cousin éloigné, honni et délaissé de tous, à qui je viens de faire visite dans cette institution carcérale qui l’héberge gracieusement, en est la preuve vivante.

Idoland.

— Pas un nom, ça ! avait déclaré Bulle, sa future épouse, lorsqu’on les a présentés. C’est un programme.

— Un programme de quoi ?

— Un programme de haute chevalerie. Il y a du Moyen Âge et du donquichottisme là-dedans.

Elle avait des lettres…

 Ils ne se sont jamais quittés. Depuis dix-huit ans, quatre mois et vingt et un jours. (Il vient de me le préciser.) Pas de quoi se retrouver dans le Livre des records Guinness, mais pas loin.

Idoland est fidèle. En amour, en amitié et en politique – ce qui est tout un exploit. Le trahissait-on que son imparable naïveté le bardait contre l’atroce réalité des rapports humains, qui rend nos contemporains si cyniques.

Était fidèle, devrais-je plutôt écrire maintenant. Car un matin il y eut ce déclic. Cette blessure secrète, infime, dans la peau tendre d’un fruit, par où s’infiltrera le mal qui pourrira la pulpe fraîche et la rendra blette.

Idoland aimait tout le monde. Mais l’amitié dépend, elle aussi, des proximités géographiques et des compatibilités d’humeur – on ne saurait être le meilleur ami de six milliards d’hommes et de femmes. Ludo était donc la focalisation personnelle des affinités électives – Goethe, à moi ! – d’Idoland. Marmots, ils avaient joué dans le même carré de sable. Puis ce fut l’école primaire, secondaire, le cégep et l’université, où ils s’inscrivirent sans concertation dans la même faculté, pour revenir ensuite dans ce quartier qui les avait vus grandir et y enseigner dans la même institution collégiale : leurs bureaux étaient contigus. Idoland avait servi de témoin lors du mariage de Ludo avec Brigitte, et vice-versa. Bulle et Brigitte ne se portaient pas cette affection réciproque, mais elles se toléraient et se respectaient. Un samedi, les couples mangeaient chez les uns, le samedi suivant chez les autres. En juillet, les deux ménages – puis, avec le temps, les deux familles – s’entassaient dans un campeur et prenaient la route des États-Unis ou de la Gaspésie. Une harmonie idyllique, tissée dans l’ordre des choses par le temps. Indestructible. Jusqu’à ce matin maudit.

Duplessis disait du très honorable Louis Saint-Laurent qu’il était insignifiant. Il avait tort. Ce premier ministre canadien était retors, dangereux même. L’épithète « insignifiant » ne convenait pas à ce requin de grandes eaux. Mais cette épithète désigne bien certains jours où rien d’important ne saurait survenir. Un mardi, par exemple — jusqu’au 11 septembre 2001… On a le Blue Monday, le Black Friday ; le rock and roll du samedi soir ; le jeudi, c’est le jour de la paye ; le mercredi, le pivot de la semaine ; le dimanche, ce jour où les enfants s’ennuient… Mais quel poète a chanté le mardi ?   Quel dicton populaire l’a déjà immortalisé et figé dans le temps ? Aucun. Irrémédiablement, le mardi semble voué à l’insignifiance. Pour l’éternité.   Surtout si c’est un mardi de novembre, cette demi-saison où il n’y a pas encore de neige, où les jours sont implacablement brefs, où la lumière nous fuit, nous abandonne à cette grisaille tristounette qui nous accompagnera jusqu’en avril.

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C’est dans un tel décor que Ludo s’est arrêté pour serrer la main de son ami, comme il le faisait chaque matin. Rien de plus coutumier. Mais, dans sa geôle, Idoland se demande encore pourquoi, ce matin-là, il a ressenti comme une crispation – pas un dégoût, mais s’en approchant peut-être – lorsque son ami est passé le saluer… Ludo a comme retenu sa poignée de main, lui a-t-il semblé ; elle était moins franche, plus sudatoire… Peut-être venait-il de passer aux toilettes ?

À la pause-café, Idoland attendait Ludo à cette table où ils avaient l’habitude de bavarder. Mais Ludo demeurait près de la porte de la cafétéria, y soutenant une conversation animée avec le délégué syndical. Idoland avait eu des ennuis en classe récemment : la fille d’un des membres du Conseil d’administration avait obtenu une note plutôt faible et, devant le groupe, elle avait contesté avec impertinence les barèmes de correction. Idoland lui avait demandé de sortir. L’étudiante avait claqué la porte. Le prof avait déposé une plainte chez le conseiller pédagogique. Le soir même, le père téléphonait. Plutôt insidieuse la conversation… Idoland n’avait rien à craindre : son dossier était sans taches. Mais, tout de même, ce membre du CA appuyait régulièrement la partie syndicale lors de revendications stratégiques… Le syndicat, c’est de la politique ; et la politique, ce sont des jeux de pouvoir.

De retour à son bureau, il s’était mis à rire. Douter de Ludo ! Décidément, novembre ne lui réussissait pas : le blues du Nord.

À 16 h, il s’est arrêté au bureau de Ludo. Son ami était au téléphone, et en apercevant Idoland dans la porte, il avait rougi, bafouillé et prétexté une urgence pour raccrocher. Puis il a regardé Idoland comme s’il était incongru que son ami vienne lui dire à demain, comme il le faisait chaque jour ouvrable depuis vingt ans. Sur sa table de travail, une enveloppe jaune clair et une feuille de papier bleue ; on y avait griffonné. Ludo les a prestement fourrées dans un tiroir.

À la maison, Bulle préparait le dîner. Le premier arrivé cuisinait : c’était la règle. Idoland avait embrassé les enfants, puis il lui a demandé : — Ludo, il m’a l’air de filer tout croche. Tu ne trouves pas ? Bulle a sursauté, rougi, ce qui ne correspondait pas à son flegme habituel.   — Samedi dernier, je n’ai rien remarqué d’anormal, a-t-elle repris avec précipitation.

Décidément, rien ne ressemblait plus à rien…

Il s’est installé sur la moquette pour regarder les Télétobbies. Même les enfants n’arrivaient pas à le distraire. Les comportements de Ludo – et de Bulle, maintenant ! –, après l’avoir intrigué, l’inquiétaient.

Le deuxième mardi du mois, Ludo se rendait chez son chiro. Idoland s’est enfermé au sous-sol et il a téléphoné à Brigitte. — Ludo m’a l’air un peu bizarre. Il ne serait pas malade ou quelque chose ? Brigitte a soupiré : — Si seulement je pouvais parler… Tu le sauras bien assez tôt. Sois patient, dans pas grand temps tu vas tout savoir.

Brigitte faisait des mystères. Jusqu’à ce téléphone, il espérait fabuler. Mais sa suspicion était fondée. Brigitte n’avait rien nié. Mais de quoi s’agissait-il ? Si Ludo avait été malade, elle le lui aurait dit, en toute simplicité : ils étaient si proches, si intimes.

Le dîner passait mal. Des cauchemars et de longs réveils ont entrecoupé sa nuit. Au matin sombre d’automne, il était plus fourbu qu’au coucher.

Sous la douche glaciale, il a entendu le timbre de la porte avant. Qui pouvait venir si tôt ? Il se frictionnait lorsqu’il a entendu Bulle revenir dans la chambre et le grincement caractéristique du deuxième tiroir de la commode.

— C’était qui ?

— Rien d’important. Le facteur. (Et elle s’est gratté le nez, comme Clinton devant la commission d’enquête dans l’affaire Lewinsky !)

À cette heure ! L’été, il passe tôt pour éviter les touffeurs du jour, mais en novembre ?

Il allait sortir une chemise du premier tiroir. Sa main est descendue vers le deuxième. Il l’a tiré. Entre les bustiers et les petites culottes, une enveloppe jaune, non cachetée. Idoland l’a entrouverte pour y découvrir un papier bleu. Il n’a pas eu le temps de le déplier : Bulle entrait.

Dans l’embouteillage de 8 h 30, derrière les essuie-glaces qui balayaient une giboulée innommable, il essayait

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de démêler cette pelote : peu importe la ficelle qu’il tirait, il ne découvrait pas l’ombre du début d’une solution.   Pourquoi, diable, Ludo livrerait-il des messages secrets à Bulle au lever du jour ?

La vue familière du parking et des murs en pierre de taille le réconforta. Pas pour longtemps. Ludo et le directeur pédagogique discutaient ferme dans le hall. Ils l’aperçurent et s’interrompirent aussitôt, sourires gênés aux lèvres.

Ça en était trop. Une soudaine envie d’uriner l’a propulsé vers les toilettes.

Idoland se rendait à son bureau. Ludo l’a hélé.

— Je me suis acheté une 30-30. Ça fait des années que j’en rêve. Avec levier, comme dans les westerns…

Ludo ne chassait pas, mais il avait toujours aimé les armes. Sa bibliothèque regorgeait de magazines américains.

— Si on allait l’essayer samedi prochain ? Sur la terre à bois de mon frère, il y a une carrière de gravier. Parfait pour tirer. Ça serait l’occasion d’aller faire un tour à Saint-Euxème.

— Tu sais, moi, les fusils, les carabines…

— Au fond, je peux te l’avouer, c’est surtout pour mon père que je tiens à y aller. Sa santé va pas fort.

— Si c’est pour ton père, c’est autre chose. Je l’aime bien. Va falloir revenir pour le souper, c’est à notre tour de vous recevoir.

Pendant ce court échange, Idoland a noté la présence d’un livre de la Collection 10-18 sur la mallette de Ludo.

— Le Prince ! Tu t’es remis à Machiavel ?

— Il me rappelle nos années d’université. Les symbolistes, ils commencent à me faire chier. Je les ai trop enseignés peut-être. Sa lucidité brutale me repose des envolées éthiques et fleuries de nos politiciens.

­— Les symbolistes, ça fait vingt ans, moi aussi, que je les enseigne. J’aurai quarante-six ans bientôt…

— C’est ton anniversaire samedi, si je me souviens bien.

— Ouais.

Mon enfant, ma sœur,

Songe à la douceur

D’aller là-bas vivre ensemble !

Aimer à loisir,

Aimer et mourir

Au pays qui te ressemble !

Les soleils mouillés

De ces ciels brouillés…

 

Pour la quarantième fois, Idoland reprenait l’analyse de L’invitation au voyage, lorsque la réalité – sa réalité – l’a rattrapé.   Une charge de briques mésopotamiennes sur le crâne. Il ne pouvait continuer son cours.

« Exercice, a-t-il lancé à ses étudiants. Trouvez-moi les allitérations dans ce poème de Baudelaire. »

Et il s’est assis – ce qu’il ne faisait jamais en classe.

Tout devenait limpide : la nouvelle façon qu’a Ludo de regarder Bulle ; les messages au petit matin ; ses conciliabules avec des membres de la direction et du syndicat ; les inquiétudes de Brigitte sur lesquelles il serait bientôt éclairé ; Machiavel, la nouvelle arme… Cette carrière de gravier est à plusieurs kilomètres de toute civilisation. L’endroit idéal pour un meurtre crapuleux, un accident de chasse suspect ou, plus subtil encore, un suicide ! Eh oui ! De là les insinuations calomnieuses auprès du syndicat et de la direction pédagogique : Idoland ne pouvait supporter ses échecs professionnels et matrimoniaux. Malgré les supplications de son ami, il serait soudain devenu dément et aurait retourné l’arme contre lui ! Bulle et Ludo pourraient filer le parfait bonheur.

Sous une neige folâtre, Idoland attendait dans le parking. Ludo s’avançait, sourire aux lèvres :

— On va prendre un pot avant de rentrer ?

— Faux-cul ! a répliqué Idoland.

Et il l’a frappé en plein visage.

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Malheureusement, la nuque de Ludo a heurté le rebord du trottoir.

  Au procès pour meurtre, le directeur pédagogique, le délégué syndical, Brigitte et Bulle ont témoigné. Le 2 décembre, c’était l’anniversaire de naissance d’Idoland. C’était aussi sa vingtième année d’enseignement. On avait eu l’heureuse idée de combiner le tout en une cérémonie mi-officielle, mi-amicale à la résidence de Ludo. Connaissant le caractère introverti, casanier – pour ne pas écrire renfrogné – d’Idoland, on ne voulait pas commettre d’impairs : de là, les nombreux conciliabules et les nombreuses révisions de la liste d’invités par les témoins susmentionnés. Aucune maladresse ne devait troubler la sérénité de cette fête de l’amitié…

L’auteur…

Auteur prolifique, Alain Gagnon a remporté à deux reprises le Prix fiction roman du Salon 

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du Livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean pour Sud (Pleine Lune, 1996) et Thomas K (Pleine Lune, 1998).  Quatre de ses ouvrages en prose sont ensuite parus chez Triptyque : Lélie ou la vie horizontale (2003), Jakob, fils de Jakob (2004),Le truc de l’oncle Henry (2006) et Les Dames de l’Estuaire (2013).  Il a reçu à quatre reprises le Prix poésie du même salon pour Ces oiseaux de mémoire (Le Loup de Gouttière, 2003), L’espace de la musique (Triptyque, 2005), Les versets du pluriel (Triptyque, 2008) et Chants d’août (Triptyque, 2011).  En octobre 2011, on lui décernera le Prix littéraire Intérêt général pour son essai, Propos pour Jacob (La Grenouille Bleue, 2010).  Il a aussi publié quelques ouvrages du genre fantastique, dont Kassauan, Chronique d’Euxémie et Cornes (Éd. du CRAM), et Le bal des dieux (Marcel Broquet).  On compte également plusieurs parutions chez Lanctôt Éditeur (Michel Brûlé), Pierre Tisseyre et JCL.  De novembre 2008 à décembre 2009, il a joué le rôle d’éditeur associé à la Grenouille bleue.  Il gère aujourd’hui un blogue qui est devenu un véritable magazine littéraire : Le Chat Qui Louche 1 et 2 (https://maykan.wordpress.com/).


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