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La Danse des Infidèles

Publié le 04 novembre 2014 par Les Lettres Françaises

La Danse des Infidèles

Bird & Diz

Mode d’expression longtemps exclusif d’un peuple privé de parole, la musique afro-américaine ne peut être séparée des conditions de son développement. En tant que peuple assujetti à l’intérieur même des États-Unis, et pas à sa périphérie, les Noirs ont reçu le triste privilège d’assister au spectacle de la domination au premier rang des victimes. De la simple affirmation de leur existence en tant qu’êtres humains jusqu’à leurs revendications les plus radicales, des chants de travail jusqu’aux expérimentations free, la musique a été la chronique autonome de l’histoire du peuple noir américain, dont le be-bop est un moment.

La nécessité de transformer les esclaves agricoles en travailleurs industriels avait pris le masque de l’humanisme abolitionniste durant la Guerre de Sécession, avant que la période de Reconstruction qui suivit ne transformât ces affranchis en citoyens de seconde classe. La Première guerre mondiale fut une nouvelle occasion de s’assurer la participation de la population noire à l’effort de guerre au prix de quelques promesses non tenues. Au moment de la Seconde Guerre mondiale, une partie des Noirs américains avait entendu beaucoup de mensonges. Dès les années 20, les écrivains et les intellectuels noirs de la Harlem Renaissance (James Weldon Johnson, Zora Neale Hurston, Jean Toomer…) reprochaient à la petite bourgeoisie dont ils étaient issus d’abdiquer son identité contre la promesse, illusoire, de l’assimilation.

« Les romanciers, tout en conservant des liens sentimentaux et intellectuels avec la classe moyenne noire dont ils étaient les produits, découvrirent peu à peu que le comportement de celle-ci était un reste atroce de la « mentalité d’esclave. » Par leur voix et par celle de quelques professeurs courageux, la bourgeoisie se mit à revendiquer « au moins l’égalité », écrit Leroi Jones dans Le peuple du blues. C’est dans ce contexte que le saxophoniste Charlie Parker, les pianistes Bud Powell et Thelonious Monk, mais aussi Dizzy Gillespie, Tadd Dameron, Idrees Sulieman, Kenny Clarke, Max Roach, Roy Eldridge, Milt Jackson, d’autres encore, commencèrent à jeter les bases du be-bop. Dans un de ses textes, le poète Langston Hugues met dans la bouche d’un de ses personnages une étymologie de l’onomatopée : « Le bop est issu de la police qui cogne sur la tête des noirs. Chaque fois qu’un flic frappe un noir avec sa matraque, ce sacré bâton dit : ‘bop, bop, be-bop !’ » Bud Powell regretta toujours que l’on n’ait pas « donné au bop un nom plus en rapport avec le sérieux de son objet. » Mais il vérifia à ses dépens la vérité de la formule de Hugues : les coups reçus à la tête au cours d’un incident raciste en 1945 ébranlèrent sa raison. On soigna ses troubles par des électrochocs qui firent empirer le mal. Dans leur livre Free jazz / Black power, Philippe Carles et Jean-Louis Comolli notaient : « De diverses manières, Charlie Parker et ses complices seront eux-mêmes récupérés par le biais d’une interprétation « romantique » de leur œuvre et de leur vie ; l’anecdote prendra le pas sur l’analyse ; on parlera du destin tragique de Charlie ‘Bird’ Parker (la drogue), du mystère qui entoure Thelonious ‘Sphere’ Monk, de ses excentricités vestimentaires, de son mutisme, de la folie autodestructrice de Bud Powell… »

L’anecdote réductrice ne renvoie qu’aux démons intérieurs de chacun de ces hommes. La drogue et la folie des jazzmen furent les démons communs au peuple noir dans son ensemble. La musique de Parker, Monk, Powell et des autres n’est que la somme des témoignages individuels de l’aliénation psychologique des Noirs dans la société blanche. Le bop a dit l’absurdité et la folie de cette société. John S. Wilson se souvient que Monk fut invité à une conférence sur le jazz à l’université de Columbia : « Le conférencier se tourna vers lui et lui demanda s’il « voulait bien jouer à l’auditoire quelques-uns de ses accords étranges.’ Monk tiqua. Que voulez-vous dire par ‘étranges’ ?, demanda-t-il. Ils sont parfaitement logiques. » Une autre fois, il dit : « Le jazz est mon aventure. Je cherche de nouveaux accords, de nouvelles structures rythmiques, de nouveaux enchaînements. Une manière différente d’utiliser les notes. »

A la recherche de nouvelles formes pour traduire de nouvelles idées, les boppers initièrent une révolution stylistique, tant au niveau du rythme que de la mélodie, qui réalisa la critique radicale de ce qui l’avait précédé. Le bop exposa la récupération du swing par l’industrie du disque et par la plupart des leaders des orchestres blancs. La taille réduite des formations bop, l’importance accordée à l’improvisation, la reprise et le détournement des standards, tout cela constitua des réponses à la rigidité des grands orchestres qui ne jouaient plus qu’une version du swing aseptisée dans un but commercial. Stan Kenton, le chef d’un de ces big bands, protesta, en 1956, contre «l’émergence d’une nouvelle minorité : le jazzman blanc ». Kenton fut accusé de racisme, mais il était plus probablement préoccupé par la remise en cause de ses privilèges en tant que leader d’un orchestre blanc qui se donnait pour avant-gardiste.

Parker appréciait pourtant à sa juste valeur la musique de Kenton (dans une interview de 1948, Leonard Feathers fait écouter un morceau de Kenton à Parker, qui commente : « J’aime beaucoup. Très étrange, une idée merveilleuse. ») C’est que le bop cherchait aussi à abolir la séparation entre musique populaire et Art, entre musique blanche et musique noire (‘racial records). Parker, dans la même interview, identifie à l’écoute un extrait du Rossignol de Stravinsky et s’exclame : « C’est la musique dans ce qu’elle a de meilleur. J’aime tout Stravinsky – et Prokofiev, Hindemith, Ravel, Debussy… »

La Danse des Infidèles

Thelonious Monk Illustration Filbleu

Le projet unitaire, égalitaire, du bop ne s’est pas réalisé. Les renforts ne vinrent jamais au secours de l’avant-garde. De vieux musiciens noirs, installés, plus proche de l’establishment que des jeunes boppers, reprochèrent à ces derniers à la fois de leur faire concurrence, et de ne pas se vendre, comme tout le monde. La critique majoritairement blanche reprocha au bop son âpreté, sa grossièreté, son urgence. Certains prirent les inventions de Monk pour des erreurs. La pianiste Mary Lou Williams se rappelle pourtant que lorsque Monk commença à jouer au tout début des années 40, peu de musiciens pouvaient le suivre : « Charlie Christian, Kenny Clarke, Idrees Sulieman, et deux ou trois autres. Ils étaient les seuls à pouvoir jouer avec lui ». Monk s’efforçait seulement de développer une musique qui ne soit pas récupérable : « Nous allons créer quelque chose qu’ils ne pourront pas voler, car ils ne pourront pas le jouer. » « Vous ne pouvez pas danser là-dessus », entendait-on sans cesse », se souvient Leroi Jones. « Quand nous étions jeunes, mes amis et moi, nous nous contentions d’insister sur le pronom et de dire : Vous ne pouvez pas danser là-dessus … » C’est la danse que Monk se levait parfois pour exécuter sur scène au milieu d’un morceau, celle encore pour laquelle Bud Powell enregistra en mars 1949 l’un de ses thèmes les plus remarquables : Dance of the Infidels.


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