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Les chanteurs de Achoura et leurs engagements

Publié le 05 novembre 2014 par Gonzo

baba Il y a quelques jours on a célébré, le 10 du mois de Mouharram, la mort – en l’an 680 – de Hussein, fils de ‘Ali. Contrairement à ce que l’on croit souvent, cette fête, connue sous le nom de Achoura, n’est pas exclusivement chiite. Au Maghreb, c’est un jour officiellement férié tandis qu’au Maroc ce jour de jeûne, recommandé par le prophète selon la tradition, est devenue une fête populaire, occasion pour le père Noël Baba Aïchour  d’offrir aux enfants des bonbons et des jouets.

Au Liban aussi, cette tradition ne cesse de s’inventer. A côté des rites d’autoflagellation, source inépuisable de photographies souvent « dérangeantes » (cet adjectif est à prendre dans plus d’un sens), on trouve toutes sortes d’autres pratiques. A l’imitation de l’Iran où elles existent depuis bientôt deux siècles, Achoura s’accompagne ainsi, depuis un bon siècle, de « représentations théâtrales », imaginées autour des épisodes dramatiques de la bataille de Kerbéla (voir cet article de Sabrina Mervin). Au fil du temps, conjointement à l’affirmation religieuse, culturelle et de plus en plus politique des chiites libanais, ces représentations, et les rites de Achoura en général, ont contribué à « marquer » le territoire chiite. Autrefois presque totalement ignorée dans la capitale libanaise, la célébration de Achoura y occupe désormais – au grand dam de certains ! – une place très importante, du moins dans ce qu’on appelle « la banlieue » (comprendre « sud et chiite », dahiyya).

Dans le texte précédemment cité, Sabrina Mervin rappelle les principales étapes du développement de ce « théâtre chiite », « entre rituel et spectacle ». Elle souligne notamment l’inévitable tension que suscite l’évolution des célébrations qui, avec le temps et le succès – et malgré l’opposition d’une partie du « clergé » chiite d’ailleurs, tendent à se professionnaliser et à perdre le côté amateur de leurs origines exclusivement familiales. En lisant cet article (en arabe) du quotidien Al-Akhbar, on peut percevoir un autre aspect des tensions nées de cette « extension du domaine de la fête », cette fois-ci dans le domaine de la chanson.

Depuis un certain nombre d’années en effet, la célébration de Achoura s’accompagne de plus en plus de véritables tours de chant donnés par ce qu’on appelle un râddûd (رادود). Amateur passionné à l’origine, à la rétribution largement symbolique, ce chanteur, au fur et à mesure que la Achoura s’est installée dans l’espace socio-économique libanais, a commencé à devenir une « vedette ». Rouage du marché de la festivité religieuse, il ne peut plus autant qu’avant échapper au dilemme que lui posent les exigences, largement contradictoires, des pratiques artistiques et politiques.

ali lion
Dans les célébrations de Achoura, une part importante – la part du lion devrait-on dire puisque c’est en quelque sorte le « totem » des Alides (les descendants de Ali) – revient à la principale organisation politico-communautaire du pays, à savoir le « puissant Hezbollah chiite armé » comme on dit désormais à l’AFP !!! Il se raconte ainsi qu’une des stars du métier, un certain Karbalaï (كربلائي), devait son succès au fait que le Sayyid (comprendre Hassan Nasrallah) appréciait tout particulièrement le timbre de sa voix. Mais cette année, il a dû céder la place à un de ses rivaux, Hussein al-Akraf (حسين الأكرف), fort probablement pour des raisons politiques à en croire Rami El-Amine, l’auteur de l’article mis en lien. Dans le contexte très particulier du moment, tant au Liban et dans l’ensemble de la région, il semble bien que la perte de prestige de Karbalaï tient à certaines divergences entre ses positions et celles du Hezbollah par rapport à des questions à la fois religieuses et politiques.

Simultanément, un autre râddûd, du nom d’Ahmad al-Hawîlî (أحمد حويلي), s’est également retrouvé mis quelque peu à l’écart pour une raison toute différente, à savoir le fait qu’il a eu la mauvaise idée de collaborer avec Ghassan Rahbani (le cousin de Ziad) pour la production d’une chanson pourtant « patriotique ». Même avec l’excuse de ce registre tout-à-fait légitime politiquement, on a dû juger que cette pratique commerciale n’était pas compatible avec le fait de se produire sur les tribunes patronnées par le Hezbollah à l’occasion de Achoura. Le jeune chanteur a donc dû choisir entre ses engagements religieux et une carrière plus mondaine, pour laquelle il rêve d’un public qui ne soit pas réduit à sa seule confession et à la seule période de cette fête religieuse !…

Pour ceux qui souhaitent se faire une idée de ce que peuvent interpréter les râddûd, ci-dessous Ghayyûr 3aleik (Je suis jaloux de toi) par Hussein al-Akraf


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