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Les bons petits diables

Par Apolline Mariotte @ApollineAM

Les parents nous faisaient traverser la nationale, puis c’était la liberté. À l’âge où l’on ne voit pas le bout des vacances, noircis comme des pruneaux et les cheveux blondis par les longues journées d’été, les petits citadins que nous étions prenaient la poudre d’escampette à chaque fois qu’ils en avaient l’autorisation.

Dans le village bourguignon, nous passions chez Marie acheter quelques bonbons, puis devant le petit hôtel du Roy où les escargots sont si bons, sur le pont de la roue à eau, devant la scierie de Toto – Toto nous terrifiait, il lui manquait au moins cinq doigts sur les dix, avalés par ses machines coupantes.

Essoufflés, nous arrivions à la ferme des E., notre terrain de jeu favori.

Comme les lapins sont mignons. Ils sont bien plus gros que la peluche que j’avais reçue pour mes deux ans. Et ils ont des yeux eux. Le mien a perdu les deux siens en plastique. Christiane la fermière ouvre un clapier et en attrape un par les oreilles. Ça n’a pas l’air très confortable. Il gigote. Elle nous dit que c’est pour aller lui faire sa toilette. Le lendemain, je ne l’ai pas revu ce gros lapin gris. Ni le surlendemain. Ni jusqu’à la fin des vacances. Elle a dû le garder chez elle. C’est plus douillet. C’est vrai que la paille ça doit leur piquer l’arrière-train.

C’est alors que les enfants de Christiane sont arrivés. Nous nous voyions seulement l’été mais nous étions copains comme cochons. Ils voulaient nous montrer leur nouvelle pensionnaire.

Sur le chemin qui nous mène à l’enclos, quatre poulettes picorent des grains de blés tombés d’un sac. Tiens, si on en attrapait une ? Nous nous approchons à pas de loup. Sentant la menace, les volatiles détalent comme des lapins.

Au bout du chemin, à la lisière du champ, entre quatre fils électriques, une jolie chèvre blanche broute une touffe d’herbe sèche. On dirait Blanquette. En nous voyant, elle lève la tête et, sur ses frêles guiboles, s’approche de la clôture. Tandis que l’un de nous lui caresse la barbichette, l’autre arrache une poignée de pétales sur le protégé de sa maman, un magnifique rosier blanc, et les lui donne à manger. La biquette les engloutit de bon cœur. Sous son menton, derrière sa barbichette justement, elle a deux gougouttes qui pendouillent. Tiens, si on tirait dessus. Ça n’a pas l’air de beaucoup amuser Blanquette.

C’est alors que des mugissements attirent notre attention. Très vite, nous oublions Blanquette et nous courons vers l’étable. Au passage, nous donnons quelques coups de pieds dans la porte de la porcherie pour houspiller – lâches - ses occupants. Nous entrons par la laiterie. Les mouches tournoient au-dessus du lait encore chaud. L’odeur est à vous donner des haut-le-cœur. C’est ça qu’ils mettent dans les briques ? Tiens, si on emprisonnait cette grosse mouche aux ailes irisées sous la cloche des fromages qui fermentent ? Nous débouchons dans l’étable. Maintenant, les beuglements nous cassent les oreilles. Les enfants E. se faufilent derrière le cul des vaches. Nous les suivons, rasant le mur en bonnes poules mouillées, craignant de recevoir un coup de sabot ou une éclaboussure de bouse. Nous remontons l’allée centrale et passons devant le taureau. Malgré son anneau dans le museau, il est agité. Les poltrons que nous sommes n’en mènent pas large. Mais téméraires… : tiens, si on lui chatouillait les narines avec un brin de paille tout sec ? Bande de peaux de vache.

Sous nos yeux écarquillés, une opération chirurgicale allait se dérouler. Marguerite s’est arraché un pis sur les fils barbelés de son pré. Sacrée Marguerite. Il doit en rester un morceau sur place. Ce n’est pas beau à voir. Le vétérinaire lui a injecté un anesthésiant, lui plantant le long de la colonne vertébrale une aiguille de la taille d’un pieu. Puis, avec l’aide des fermiers, il lui a attaché les pattes. Pauvre Marguerite. C’est à devenir chèvre. Ses copines la regardent, apitoyées. Lentement, le vétérinaire va lui recoudre les mamelles, un peu comme lorsque Mutti avait cousu des pièces de tissu sur les genoux de mon pyjama. Berk.

Je préfère m’en aller rendre visite aux poussins éberlués qui piaillent sous la lampe chauffante. Tiens, il paraît que si on l’éteint ils peuvent mourir. S’ils savaient ce qu’on est en train de faire à leur maman de l’autre côté de la cloison. Un vrai assassinat.

Christiane a reçu une commande. Alors elle a attrapé l’une de ces poulettes qui picorait, la plus grasse, et elle l’a emmenée dans cette salle toute carrelée. Après avoir chaussé ses bottes et noué son tablier, tenez-vous bien, elle a assommé la poule, puis l’a enfilée la tête la première dans un appareil métallique, une sorte de chaise électrique pour volailles. D’une seule pression sur un bouton, elle l’a mis en route, et après un grand tressaillement et un cri strident, l’oiseau est devenu raide comme la justice. Elle l’a ensuite saignée, d’un coup de couteau dans la gorge. Elle s’est vidée comme une outre. Et comme si ce n’était pas suffisant, elle l’a ébouillantée. Enfin, dans une odeur de canard faisandé à tourner de l’œil, elle l’a plumée. Si tous les martyrs dont on m’a déjà raconté la vie et le calvaire datent de Mathusalem, je savais désormais que j’en avais connu un en chair et en os. Elle était penaude cette poule, exhibée comme ça toute nue, sans pudeur.

Je sortis de là toute chose et rejoignis les autres pour des distractions plus légères. Du côté de la grange, postés en embuscade derrière les meules de foin, les cousins ont entamé une bataille de pommes pourries. Tiens, si je prenais cette pomme pleine de guêpes pour me défendre ?

Mais elle a l’air bonne aussi. Si j’en croquais un bout, un tout petit bout pour goûter ? Ouille, c’est acide. Mon estomac n’a pas l’air vraiment d’accord.

Quelle journée. J’étais loin de m’imaginer ça hier soir, quand nous étions au premier, en pyj dans nos sacs à puces, alignés sur les lits de camps qui grincent, lorsque maman nous lisait Martine à la ferme.


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