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Chronique des idées et des livres, par Frédéric Gagnon…

Publié le 26 novembre 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

(Dernière partie de mon commentaire)

    Dans ma dernière chronique, j’ai analysé la première partie d’un ouvrage qui me paraît d’un intérêt

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singulier, Martin Heidegger de Georges Steiner. Aujourd’hui, je m’attarderai en premier lieu à la seconde partie de ce livre, qui est essentiellement un commentaire de l’œuvre fondamentale de Heidegger, soit Être et temps (Sein und Zeit), d’abord parue en 1927. Évidemment, dans ma chronique, je ne pourrai aborder que quelques-uns des thèmes retenus par Steiner dans son analyse d’Être et temps.

Il faut d’abord reconnaître cette nécessaire distinction, dans le traité de Heidegger, entre l’ontique (monde des étants) et l’ontologique (qui concerne l’être). Il y a, selon Heidegger, une « différence absolue entre l’ »ontique » et l’ »ontologique », c’est-à-dire entre le domaine des étants particuliers, extérieurs, et celui de l’Être lui-même. Remarquons d’emblée que l’ »ontique » et l’ »ontologique » sont aussi différents que peuvent l’être deux concepts ou deux champs de référence. Mais l’un sans l’autre n’a pas le moindre sens. » Or il est un étant qui est privilégié, et c’est l’homme (que Heidegger nomme Dasein, c’est-à-dire « être-là » puisqu’il est de sa nature d’être dans le monde). L’ontologie s’établira à partir d’une analyse du Dasein parce que seul l’homme interroge l’Être. On pourrait dire qu’il en va, pour le Dasein, de son être dans l’intérêt qu’il porte à l’Être. « L’existence effective de l’homme, son « être humain », nous dit Steiner, dépendent immédiatement et constamment d’un questionnement sur l’Être. Ce questionnement seul engendre et donne sens et substance à ce que Heidegger nomme Existenz. Il n’existe rien de tel qu’une essence à priori de l’homme. […] L’homme accomplit son essence, son humanité, dans le processus d’ »existence », et il le fait en questionnant l’Être, en rendant discutable sa qualité d’ »existant » particulier. » Le Dasein est donc un In-der-Welt-sein (un « être-au-monde »), qui grâce au langage interroge l’Être (nous avons vu, dans ma dernière chronique, le cas que fait Heidegger du langage) ; mais, quoi qu’il soit être-au-monde, le Dasein fait son apparition comme un être jeté dans le monde (du moins selon le Heidegger d’Être et temps). Steiner nous dit : « Le monde dans lequel nous sommes jetés, sans aucun choix personnel, sans connaissance préalable […], était là avant nous et sera là après nous. » Et un peu plus loin, Steiner ajoute : « Aucune biologie de la parenté ne répond à la vraie question. Nous ne savons pas à quelle fin nous avons été projetés dans l’existence […] » Mais, évidemment, le Dasein n’est pas jeté dans le vide, mais dans le monde, ce qui, encore une fois, fait de lui un être-dans-le-monde ; de plus, le Dasein est un être-avec, c’est-à-dire avec autrui (cette relation à l’autre fait partie de sa structure existentielle). Cependant, comme être-avec-autrui, nous « en venons à exister non selon nos propres conditions, mais en référence aux autres […] » C’est le règne du Man, le monde du « On » (on pense, on dit, on fait, etc.). Dans un tel contexte, l’être « qui est nous-mêmes s’érode en un être commun ; il sombre en un « on », dans et parmi un « ils » collectif, public, grégaire, qui est l’agrégat non d’êtres véritables, mais de « on » ». Dans un tel monde : « Toute forme de supériorité spirituelle est insensiblement supprimée. » Mais dans certains cas apparaît l’Angst, l’angoisse, qui est le premier signe d’authenticité. L’angoisse correspond à la pression de l’ontologique sur le Dasein. L’angoisse est liée à un sentiment d’étrangeté. « L’étrangeté se déclare en ces moments critiques, nous dit Steiner, où l’Angst amène le Dasein face à face avec sa terrible liberté d’être ou de ne pas être, de demeurer dans l’inauthenticité ou de s’efforcer vers la possession de soi. » Mais accédant à l’existence authentique, le Dasein doit assumer sa propre mort comme son ultime possibilité. « Personne ne peut retirer à l’autre son mourir », dit Heidegger cité par Steiner. Et pourtant, la plupart des morts sont des morts aliénées. « On meurt », dit Steiner à la suite de Heidegger. C’est qu’une « mort authentique se mérite par l’effort. Un vrai être-vers-la-fin s’efforce consciemment à atteindre son achèvement et refuse l’inertie ; il recherche une appréhension ontologique de sa propre finitude plutôt qu’un refuge dans la convention banale de l’extinction biologique générale ».

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Dans la dernière partie de son ouvrage, Steiner analyse des thèmes et des œuvres de Heidegger postérieurs à Être et temps. Dans cette chronique, je ne m’attarderai qu’à son commentaire court mais éclairant d’un texte essentiel du maître allemand, soit L’origine de l’œuvre d’art.

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Paire de souliers sur sol bleu (Vincent Van Gogh, hiver 1887)

L’art n’est pas, pour Martin Heidegger, joliesses et agréments apportés à la vie. « Dans l’œuvre d’art, la vérité de l’être est à l’œuvre », écrit dans son célèbre texte Heidegger. Ainsi, Heidegger, méditant sur une la peinture de Van Gogh représentant une paire de souliers usés, comprend, comme nous le dit Steiner, que « la toile de Van Gogh rend possible notre expérience de la réalité intégrale, de la quiddité et du sens profond des deux souliers ». En effet, de l’analyse scientifique (par exemple chimique) des souliers ne résulterait « qu’une abstraction morte » ; mais « la structure existentielle et la présence vivante de la paire de souliers sont préservées et gardées dans la peinture. Bien au-delà de toute paire de souliers rencontrée dans la « vie réelle », l’œuvre de Van Gogh nous communique l’ »être-soulier » essentiel, la « vérité d’être » de ces deux formes de cuir – formes qui sont tout à la fois infiniment familières et, si nous nous retirons de la facticité et nous « ouvrons à l’être », infiniment neuves et étranges. »

L’art, faut-il ajouter, permet à Heidegger de rendre sensible « l’antinomie de l’être-caché et du déploiement simultanés propres à la vérité ». La vérité est à la fois décèlement et « être caché », « sauvegarde », ou, pour dire les choses dans le « nouveau « parler » heideggerien », la vérité est la relation dialectique du « ciel » (l’ouvert) et de la « terre », qui est « la scène de la cachette et de l’habitation sanctifiée ». Comme le dit Heidegger (cité par Steiner), ce que nous montre l’œuvre d’art, c’est que « la vérité surgit sous les traits d’un combat originel entre l’ »éclairement » et la dissimulation ». En ce sens, l’art n’est pas une imitation du réel ; il « est le plus réel », comme le dit Steiner.

 Frédéric Gagnon

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Toutes les citations de la présente chronique et de la précédente sont tirées de l’ouvrage suivant : Steiner, Georges, Martin Heidegger, Paris, Flammarion (coll. Champs), 1987.

Notice biographique

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Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)

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