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La « différance » à l’oeuvre : « La Mouche », de David Cronenberg (1986)

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Pourquoi certains genres cinématographiques sont-ils plus considérés que d’autres ? Cette première question est à l’essence même de la conception d’histoire du cinéma. Bien sûr, l’oeuvre d’art est une construction générant en réaction sa déconstruction. Il n’y a en fait pas une histoire du cinéma mais des histoires du cinéma, où les formes sont une à une déclassées. Le terme de déconstruction est alors central puisqu’il permet une lecture derridienne du langage cinématographique. Il ne faut pas envisager cet art dans sa successivité et sa chronologie. S’il y a bien des histoires du cinéma, c’est parce qu’il y a des “différances”. Jacques Derrida utilisait ce néologisme pour souligner tout ce qui diffère entre un mot et un autre, entre un texte et son sous-texte. Dès lors, si certains genres sont plus considérés que d’autres, il faut s’intéresser au décalage qui de fait les unit.   

Dans les années 70 et 80 aux États-Unis, les attentes des spectateurs sont en pleine mutation, à l’heure d’un cinéma estimé cliché. Néanmoins, les films d’horreur suscitent un intérêt inattendu et grandissant. En soi, cet intérêt surprend par le décalage soudain avec les films appréciés jusque-là. 

© D.R.

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En 1986, David Cronenberg entreprend de faire un remake de La Mouche Noire de Kurt Neumann, en se l’appropriant et en l’ancrant davantage dans la mouvance du cinéma d’horreur. 

La Mouche se compose de deux trajectoires. La première se concentre sur la rencontre amoureuse entre le physicien Seth Brundle, joué par Jeff Goldblum, avec Veronica Quaife, interprêtée par Geena Davis. La seconde place au centre l’invention du télépod, machine expérimentant avec succès la téléportation, jusqu’au moment où Brundle voulant tester lui-même son invention, est fusionné avec une mouche, qui s’est glissée dans le télépod. S’ensuit alors une lente métamorphose de l’homme en mouche. 

Entre le sublime et le grotesque

Tandis que le cinéma d’horreur donne à voir les codes avec lesquels il joue, les effets spéciaux si particuliers chez Cronenberg, s’attachent au décharnement du corps de Brundle pour ne plus montrer que sa chair. L’esthétique du film, loin d’être réaliste, se crée autour du gore et du bas corporel. Le paroxysme du gore est atteint lors de la scène finale, quand Brundle est réduit à un tas de chair et de sang, étalé comme une tâche informe sur le sol. De plus, le gore et le grotesque se mêlent aussitôt à un geste présenté comme ridicule de la bête agonisante, implorant presque Veronica de la tuer avec son fusil. Cette dernière est effondrée alors que le spectateur ne reçoit que l’incongruité de la scène, en total décalage identificatoire. 

La mouche est un instecte lié par nature au bas corporel : la merde, la puanteur. Elle est attirée par les carcasses, les déchets et les cadavres. Elle est convoquée en contradiction de l’Homme. Le titre, La Mouche, suggère qu’on ne s’intéresse qu’à l’insecte, pas à Brundle. On ne s’intéresse qu’à sa métamorphose, qu’à ce vers quoi il tend, ce vers quoi l’humain tend par définition : la mort. Il y a une rupture effective avec les morts traditionnelles au cinéma. Ici, il ne s’agit pas de fermer les yeux d’un acteur ou de faire une ellipse directement jusqu’à un enterrement. Le personnage pourrit et se décompose. Il n’y a de tragique que la poétique du hasard mise en exergue dans le scénario de La Mouche. C’est par hasard que l’insecte s’est glissé dans le télépod et c’est, à l’inverse, avec une démesure ridicule que Brundle meurt. 

Toutefois, le grotesque côtoie le sublime. En effet, l’ex-petit ami de Veronica, Statis Borans (John Getz) la sauve, quand elle est attaquée par Brundle. Alors que son corps a été partiellement fondu par de l’acide, il trouve la force d’utiliser un fusil. Bien sûr, la scène est à nouveau grotesque mais le symbole du geste, lui, est de l’ordre du sublime. 

© D.R.

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Entre la fascination et le dégoût

Brundle est un personnage foncièrement ambivalent puisqu’au début, il accepte tout à fait sa métamorphose, embrassant cette transformation comme une avancée scientifique supplémentaire ; après la téléportation, la fusion. Sa force est décuplée, il a besoin de moins de sommeil et peut faire l’amour pendant des heures sans s’en fatiguer. L’animalisation du personnage décuple ses instincts primaires. Il passe son temps à manger, son désir sexuel est accru. Mais il est perçu comme un personnage véhiculant la peur : la peur qu’il exerce sur Veronica et le dégoût ressenti par le spectateur. On peut lire ici en sous-texte une critique de l’image et de la perception des corps, puisque rapidement les évolutions de sa nature humaine deviennent ses faiblesses. Cronenberg exhibe crûment la peau comme un tissu superficiel recouvrant la chair. Les quelques gros plans de Brundle dans le miroir suggèrent que le corps est une image que l’on connaît à peine, puisqu’il semble ne pas s’y reconnaître complètement ; il est déjà un autre homme. D’ailleurs, la scène de l’accouchement de Veronica, effrayée par le ver qu’elle met au monde, n’est pas sans rappeler Alien (1979). Elle fait littéralement naître le sentiment d’horreur dont elle est la victime, le sentiment d’un autre inconnu et pourtant si familier.

Le cinéma d’horreur est un genre “différant”, et La Mouche diffère de la plupart des autres films du genre. Un des motifs récurrents de l’horreur est le monstre. Parmi les plus connus, on retrouve le vampire. Le vampire est un monstre séduisant, puissant et proche de l’humain. Brundle finit presque comme le contraire du vampire, à la fin du film. Il ne ressemble plus à un homme, le désir est remplacé par la peur, il n’a plus de force. Le vampire mord ses victimes, lui il crache de l’acide. Il n’est pas un monstre séduisant, mais devient une bête repoussante. Comme une mouche, le monde référentiel auquel il est finalement associé est celui des déjections et de l’informe. 

Décomposition du corps cinématographique

Dans La Mouche, le corps livre son anatomie et sa chair. La métamorphose est peut-être la métaphore de la mutation cinématographique opérant dans les années 70 et 80. Le corps est voué à la pourriture comme le cinéma se résume à des clichés insurmontables. En acceptant le passage à une autre forme de cinéma, ce qui est mis en avant n’est pas la finalité mais le passage en lui-même. C’est pourquoi le cinéma d’horreur s’attache à dévoiler ses codes. Le passage est pour l’époque un décalage, une “différance”, et c’est précisément dans ce phénomène que l’on peut envisager l’ensemble du cinéma. D’une part, par rapport à ce qui a été fait avant. D’autre part, pour laisser la voie ouverte à ce qui suivra. 

© D.R.

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En mobilisant une esthétique des contraires et des extrêmes, entre sublime et grotesque, entre la fascination et le dégoût, l’homme et la bête et enfin entre la forme et l’informe, Cronenberg fait de La Mouche une réflexion sur la poétique du décalage, où l’Homme n’est que le produit de sa propre humanité. 

Jean-Baptiste Colas-Gillot

 

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