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[INTERVIEW] Amine Bouhafa, compositeur de la bande-originale de Timbuktu

Publié le 08 décembre 2014 par Tempscritiques @tournezcoupez

Alors en Tunisie pour accompagner Timbuktu au festival du film de Carthage, Amine Bouhafa, le compositeur de la BO, a accepté de s’entretenir avec nous sur son travail de composition. Une interview qui reprend la collaboration avec le réalisateur Abderrahmane Sissako, le passage du film à Cannes, et certaines facettes du métier de compositeur. Quand à la BO du film, elle est dès aujourd’hui dans les bacs.

Amine Bouhafa

Amine Bouhafa

Les Temps Critiques : Vous êtes actuellement en Tunisie pour continuer la présentation de Timbuktu, qui faisait l’ouverture du festival de Carthage. Comment s’est passé ce nouveau passage en festival ?

Amine Bouhafa : Très très très bien, avec un très bel accueil. Il y avait à chaque présentation le triple ou le quadruple de la capacité des salles pour voir le film. Les salles peuvent contenir 200 à 300 places, et les spectateurs étaient plutôt entre 600 et 800. Les gens voulaient vraiment voir le film et ça fait vraiment plaisir.

Il faut dire qu’on a bien parlé du film à Cannes…

Oui, il y a eu un engouement à Cannes. Et le film a traversé bien d’autres festivals. Il y a eu entre autres ceux de New-York, Chicago, et Toronto, mais il a participé également au BFI de Londres, puis à d’autres festivals encore comme ceux de Dubaï, Le Caire, etc.

C’était votre première collaboration pour le cinéma ?

Non. J’ai déjà composé pour des courts-métrages, des séries télévisées égyptiennes, et là c’est mon troisième long-métrage. Mais c’est ma première collaboration avec Abderrahmane Sissako.

Alors justement, comment s’est déroulée votre rencontre avec Abderrahmane Sissako ?

Je l’ai rencontré grâce à Nadia Ben Rachid, qui s’est occupé du montage de tous ses films. Abderrahmane utilisait d’habitude pour ses œuvres de la musique déjà existante, mais elle m’a appelé parce qu’il cherchait cette fois, pour Timbuktu, un compositeur de musiques de films. Quand on m’a montré un premier plan, celui du lac après la tuerie, je suis tombé amoureux de la beauté esthétique du film. Ce qui est intéressant avec Abderrahmane, et qui est très inspirant, c’est qu’il est un très bon conteur, quelqu’un qui nous embarque dans son univers et sait nous transmettre des émotions. Et il nous pousse à l’écouter.

Finalement comment avez-vous collaboré avec lui pour l’écriture de la musique ?

Abderrahmane est une personne qui dirige, sans diriger vraiment. On n’a jamais parlé de musique, de notes, d’instruments. Il ne recherchait pas une musique d’accompagnement, mais plutôt une deuxième voix à son film, une musique qui participerait à l’écriture de son film. On était en quelques sortes dans la sublimation. On n’accompagnait pas une action ou un personnage, mais on essayait plutôt de sublimer des plans ou d’atténuer le caractère violent d’une scène. Il par exemple la scène de lapidation [issue d’un fait divers ayant inspiré le film, NDLR], où la musique, associée au montage, apporte un côté poétique. Mais il ne m’a jamais dit « ajoute ici un peu de tel ou tel instrument » ou « met plus fort », ou « enrichit ! ». Il y a d’ailleurs dans le film une scène où une petite fille court dans les dunes, et sur laquelle on a travaillé longtemps. Je lui posais des questions pour savoir quelle ambiance il voulait, quel était le rôle de la musique dans cette scène-là, et il m’a répondu avec une phrase de Dostoïevski qui disait : « Toute la science du monde ne vaut pas les larmes des enfants ». Je ne savais pas comment interpréter cette phrase. J’y ai réfléchi toute la nuit et même le lendemain. Finalement j’ai appelé la monteuse pour lui demander ce qu’elle avait compris, on en a discuté, et j’ai essayé d’interpréter ce qu’il voulait dire et quel était son point de vue sur la musique. Mais ce qui est très inspirant avec Abderrahmane c’est qu’il nous donne des éléments, il nourrit la réflexion et nous pousse à aller la puiser, la chercher, mais il ne va pas imposer un point de vue. C’est une collaboration au vrai sens du terme.

Donc vous composiez avec déjà les images du film…

J’ai eu la chance de composer dès le début du montage. La musique a en fait été établie, petit à petit, avec la construction du film, et donc oui, avec les images. En général, le compositeur arrive à la fin, quand le film est presque achevé, mais là, je suis intervenu pendant l’élaboration de Timbuktu. L’avantage c’est que ça m’a permis d’être présent dès le début, et du coup le film commence à s’identifier dès le départ à la musique. Ça donne plus de temps pour réfléchir et trouver la couleur et l’identité sonore du film. Souvent, les réalisateurs et les monteurs livrent au compositeur le film avec des échantillons de musiques déjà existantes dans le montage. Ça les aide à monter le film, d’une part, mais ça permet aussi de véhiculer un message sur la musique au compositeur. Mais c’est aussi un peu une contrainte pour le compositeur d’avoir une musique déjà existante. Pour Timbuktu, c’est en fait ma musique qui contribuait depuis le début à la construction du film. Et au moment où le montage était fini, la musique l’était également. C’était très important parce qu’il fallait mettre la musique à la bonne place dans le film. On est dans un cinéma d’auteur, et il y a un équilibre fragile à respecter, c’est-à-dire que si on met trop de musique elle peut nuire au film, et l’image peut la rejeter. Et au contraire, si on en met peu, ce sera peut-être trop discret et ça pourrait ne pas contribuer au mieux à la narration. Tout au long des discussions avec Nadia Ben Rachid et Abderrahmane Sissako, il était justement question de cet équilibre.

Il y a une scène frappante dans le film, c’est celle où les enfants  jouent au football sans ballon. Comment arrive-t-on à partir de rien et à écrire une musique qui va véhiculer l’émotion ? Comment trouvez-vous l’inspiration ?

Dès le début, Abderrahmane voulait que cette scène soit sans bruit. Cela devait être un tableau esthétique au milieu du film. Timbuktu est basé sur la notion de l’interdit, qui domine les relations entre le peuple et les occupants. La musique est interdite. Le football aussi. Toute forme de distraction est interdite. Et malgré ça, s’éveille une forme de résistance, où les personnages jouent de la musique en cachette, chantent dans leur tête, ou jouent au foot sans ballon. Ils bravaient en fait l’interdit, et finalement on voulait étendre cette notion de briser les limites avec la musique. Dans ce sens, on ne s’est pas restreint à une musique « locale », mais on a voulu faire une musique lyrique, symphonique. Cette scène est très chorégraphiée. C’est une sorte de ballet, une scène de théâtre qui ne ressemble plus à un match de football. Et cela a contribué au fait de pouvoir faire une musique symphonique. Il fallait sortir la scène de la réalité, la rendre poétique et lyrique et faire comme si elle était un rêve. C’est comme ça qu’on a pensé la musique sur cette scène. Bizarrement, je n’ai pas fait plusieurs essais. C’était le premier, et c’était le bon. Ce qui m’a inspiré c’était tout simplement la scène : le jeu de ces enfants, comment ils étaient synchronisés, le petit qui inscrivait son but, le bonheur de ces gens, et tout d’un coup la joie qui redescend à l’arrivée des djihadistes, les enfants qui s’arrêtent de jouer et simulent des exercices d’étirement. C’est à ce moment que tout le lyrisme et la poésie s’envole progressivement, et qu’on revient doucement à une atmosphère plus sombre, en gardant toutefois une touche d’humour malgré la tristesse qui s’en dégage. C’est ça le cinéma d’Abderrahmane Sissako.

Justement, Abderrahmane Sissako parvient à nuancer son récit par l’humour. Il tranche avec la dureté du sujet qu’il filme…

Effectivement. C’est un humour de second degré, et il y a de l’humanité dans le film, c’est très nuancé et très humain. L’humain aime rire même dans les moments les plus sombres de sa vie et ces gens-là, c’est leur résistance. Cette forme d’humour permet d’attendrir l’atmosphère et ça permet d’avoir des scènes plus violentes sans tomber dans le mélodrame.

Au travail sur la bande-originale de Timbuktu

Au travail sur la bande-originale de Timbuktu

Une question plus technique. Comment se déroulent les sessions d’enregistrement ?

Avant d’aller enregistrer, on fait des maquettes afin que le réalisateur puisse valider les musiques et les écouter avec son film avant d’enregistrer. Cette étape de maquettage je l’ai faite dans mon studio, et j’étais accompagné de trois ou quatre musiciens. Ils ont travaillé avec moi sur plusieurs instruments, comme les percussions et l’oud par exemple. Je jouais aussi de la clarinette et du duduk. Cela nous a permis de réaliser les maquettes. Une fois maquetté on part enregistrer. Pour Timbuktu, ça été enregistré entre Paris, Prague (avec le City of Prague Philarmonic Orchestra pour les parties symphoniques), la Tunisie, et la Turquie. C’était un enregistrement un peu cosmopolite !

Finalement lorsque vous présentez votre musique pour la première fois à Abderrahmane Sissako, qu’est-ce que vous ressentez ? Un peu d’appréhension, de la peur ?

Il n’y avait pas d’angoisse ni de peur avec Abderrahmane. On est dans un processus de collaboration, et il y a une confiance qui règne. On échange, on essaye et on construit des choses ensemble. Il faut juste essayer d’interpréter ce qu’il ressent, et de le traduire musicalement dans le film. Souvent, Nadia Ben Rachid me disait : « Allez, la musique on l’attend ! ». Il y avait de l’attente, il voulait voir comment cela rendait avec la musique. Il était souvent impatient de savoir ce qu’allait donner la musique sur certaines scènes. Et j’étais aussi impatient de savoir ce qu’il allait penser de la musique. Il y avait beaucoup de passion dans cet exercice-là.

Au final, qu’est-ce que vous avez retiré de votre collaboration avec Abderrahmane ? On suppose beaucoup de choses.

Oui, beaucoup de chose. D’abord que, comme je le disais, la musique a, dans le cinéma d’auteur, une place très fragile parce que c’est un cinéma lui-même très fragile. L’auteur se confie au spectateur. C’est un cinéma intime. Et on ne peut pas se permettre en tant que compositeur de rompre cet équilibre et cette intimité. Il faut savoir s’effacer, renier son égo de musicien, et ne pas chercher à imposer sa musique, ou essayer de dominer l’image. Il faut rester discret.
Ensuite, on apprend aussi que la musique ne doit pas faire doublon, c’est-à-dire qu’avec ce qui est dit à l’image, si toute l’émotion est là, on n’a pas besoin de musique. Donc elle doit donc apporter une deuxième ligne au discours, et dire ce qui n’est pas dit déjà dit en images. Elle doit lui donner une autre dimension. Le piège ici aurait été de faire une musique africaine. Certes le film se passe à Tombouctou, mais le message va bien au-delà. L’extrémisme que filme ici Abderrahmane peut se retrouver dans bien d’autres formes de fois. C’est un message universel, qui en plus est ancré dans l’actualité. C’est un message de paix et de tolérance. Il fallait donc faire dialoguer les instruments africains et orientaux et les faire baigner dans un arrangement symphonique. Ça donne une dimension universelle au film et à la musique même. C’est cette dualité qu’on recherchait, et ce mélange renforce le message véhiculé par le film.

Timbuktu est finalement sélectionné à Cannes. On image la joie du réalisateur. Quelle est celle du compositeur ?

Effectivement c’était une très grande joie pour toute l’équipe, mais c’était aussi beaucoup de pression parce qu’il fallait finir ce qu’il y avait à finir dans le film très rapidement. Mais ce fût surtout une annonce joyeuse, surtout de faire partie de la sélection officielle, parce que cela voulait dire qu’il y allait avoir toutes les lumières sur le film. Mais on avait quand même un petit creux dans le ventre. Autant le film pouvait être plébiscité et applaudi, autant cela pouvait être l’inverse. C’est en général les mêmes personnes qui vont à Cannes chaque année, et qui voient beaucoup de films. C’est donc un baromètre très important. Et avant la séance de presse, on ne savait pas qu’elle allait être la réaction de la presse.

Vous étiez d’ailleurs le premier film présenté en compétition, juste après le film d’ouverture, Grace de Monaco, qui avait été justement descendu par la presse…

Oui, je me souviens avoir lu la presse et j’ai commencé à me dire : « Oulah ! On est tous à Cannes, on est content, tous les acteurs sont venus,  on est le premier film en compétition, et en plus on représente l’Afrique, dont les productions sont minimes, au milieu d’une sélection où figurent les Dardenne, ou Dolan ». Mais au fond, j’étais confiant parce que le film était poétique et fragile. Et en plus, Timbuktu était fondé sur un sujet en pleine actualité. On venait de sortir de la guerre au Mali, le printemps arabe battait son plein, il y avait la guerre en Syrie, etc. Et on avait un film traité avec une certaine légèreté et de manière poétique. Finalement la séance de presse s’est bien passée, il y avait beaucoup de tweets positifs et en plus on a eu le droit à une standing-ovation de presque 15 minutes dans la grande salle. Ça a été beaucoup d’émotions, en particulier pour moi qui suis un jeune compositeur et qui vit cela pour la première fois.

Finalement, pas de prix au palmarès malgré le chaleureux accueil de la presse. Pas trop déçu ?

Oui un peu quand même. On s’attendait, au vu de l’accueil, à recevoir un prix. Certains critiques et journalistes s’attendaient à voir Timbuktu dans le palmarès. Mais finalement, le film continue sa vie dans d’autres festivals. Il y a eu beaucoup de reconnaissance. Abderrahmane Sissako a par exemple eu le prix du meilleur réalisateur au festival de Chicago, et finalement le film représente la Mauritanie aux Oscars. Au final, à Cannes, il n’y a eu que des choses positives malgré la petite déception de ne pas être au palmarès.

D’autres propositions de collaboration ?

Oui, après Cannes je suis tombé sur d’autres propositions. Pas sur un projet d’Abderrahmane puisqu’en général on prend un peu de temps après le film. Mais j’ai deux autres projets en cours, et on espère que cela fera aussi d’autres grands festivals. Et puis il y a la sortie du disque ce 8 décembre, chez Universal Music, qui reprend la bande-originale de Timbuktu et où l’on retrouvera une chanson de Fatoumata Diawara. C’est un mix entre la chanson qu’elle chante dans une scène du film et le thème principal de l’œuvre. Elle passera certainement sur pas mal de radios, et il y aura également un clip qui sera diffusé sur Youtube.

Pour finir, une question indémodable : parmi tous les compositeurs de musiques de films, quelles sont vos références ?

Bien que je n’aie que 28 ans, je suis plutôt de l’école de l’écriture. Je suis quelqu’un qui aime la musique écrite. Le compositeur qui m’a le plus influencé et qui continuera à me surprendre dès que je rentre dans ses premières œuvres, c’est John Williams. Je suis tombé amoureux de la musique de film en écoutant le soundtrack de La Liste de Schindler.  C’est la musique qui continue à m’émouvoir tant au niveau de l’interprétation qu’au niveau de l’écriture, et elle me donne des frissons à chaque fois que je l’écoute. Après il y a aussi d’autres compositeurs comme Jerry Goldsmith, Bernard Herrmann, Max Steiner, et toute l’école de l’âge d’or d’Hollywood qui a continué bien après à utiliser cette musique écrite. En France, il y a Maurice Jarre, George Delerue, Michel Legrand. Et en musique classique, Debussy et Ravel sont peut-être mes compositeurs préférés. La tradition française me parle beaucoup et est une grande inspiration et référence pour moi.

Abderrahmane Sissako sur le tournage de Timbuktu, avec deux jeunes comédiens

Abderrahmane Sissako sur le tournage de Timbuktu, avec deux jeunes comédiens


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