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"J'ai peur de rester éternellement une âme en peine".

Publié le 23 janvier 2015 par Christophe
Voici un bien étrange roman. La preuve qu'il ne faut jamais ouvrir un livre avec des souhaits, des idées, des envies, mais être une page blanche, sans jeu de mots. Si j'avais voulu absolument aller où j'imaginais que ce roman irait, je me serais pris une porte en pleine figure, parce qu'il ne va pas du tout dans cette direction. Depuis que je l'ai refermé, j'essaye de le cerner et, comme souvent, au moment de taper les premiers mots de ce billet, j'ai cette sensation de ne pas être capable de rendre justice à ce livre. En route pour l'Inde, l'Europe et l'Afrique, à travers le destin de trois femmes liées entre elles. Pour son premier roman, Cécile Huguenin, jeune écrivain de 74 ans, nous dépayse complètement avec "la saison des mangues", qui vient de paraître aux éditions Héloïse d'Ormesson. Un roman aux mille couleurs, aux mille saveurs, en particulier celle du curcuma, mais, derrière cela, traite de sujets bien plus profonds : les racines, la culture, la famille, la maternité, , la condition de le femme, la spiritualité, le(s) racisme(s) mais aussi le métissage... Le tout, empreint d'une bouleversante nostalgie.

Anita est Indienne, jusqu'au bout des ongles, et pourtant, elle est métisse et n'a passé que quelques années de sa vie sur le sous-continent. Voilà des années qu'elle vit à Paris, depuis que son époux, François, qui est ce qu'on appelle un "fou d'Inde", a décidé de rentrer dans son pays à lui. Et plus jamais elle n'est retournée sur cette terre où sont pourtant, malgré tout, ses racines.
Alors, pour entretenir le souvenir de ses racines, de ce pays qu'elle a chevillé au corps, Anita se rend chaque semaine au Passage Brady, dans le 10e arrondissement, pour y acheter des épices, en particulier du curcuma, qu'elle saupoudre partout, et pas seulement dans la nourriture. Son goût, mais aussi sa couleur, la font voyager jusque là-bas.
Pourtant, Anita n'est pas née en Inde, mais en Angleterre. Et elle est métisse, puisque son père était un militaire de l'Empire britannique. Un homme dur qui, après un coup de foudre, a traité  Radhika, la mère d'Anita, avec dureté, violence, même. Sans compter une belle-famille qui n'a jamais accepté de le voir s'allier à une Indienne...
Alors, à la mort de leur époux et père, Radikha et Anita ont fui l'Angleterre pour retrouver l'Inde, s'y ressourcer, y revivre... Mais, comme je l'ai dit, pour Anita, cette période n'aura duré que quelques années, le temps pour François de se repaître de ce pays qui le fascine. Et puis, la France, la maternité, la naissance de Mira, une vie qui se construit dans un certain chaos...
Enfin, il y a cette troisième génération, Mira, donc, qui va se rebeller, refuser ses racines, couper les liens, vouloir qu'on l'appelle Mari-sans-e et fuir définitivement en choisissant d'aller vivre en Afrique, de se consacrer aux populations déshérités de ce continent. Celle qui va noter, un jour, dans ce grand cahier où elle note tout, ce mot de "quarteronne", ne fuit pas que ses racines, même lointaines.
Non, elle a également choisi de se couper de la spiritualité, pourtant si riche en Inde, comme en Afrique. Mira se bat pour l'éducation des populations qu'elle côtoie et, de son point de vue, les croyances, les superstitions, sont des freins. Attention, Mira ne méprise, ni ne méconnaît ces croyances, elle veut simplement qu'elles s'effacent pour permettre d'avancer.
On touche là à des sujets d'actualité brûlante, et je dois dire que lire ce livre au moment des événements de ces dernières semaines a résonné bizarrement en moi. D'autant que ce que je viens d'écrire est loin d'être anodin pour la suite de ce récit... Mais je n'en dis pas plus, simplement que, lorsque l'on rencontre Anita, elle se ronge les sangs, car voilà plusieurs mois que Mira a disparu... Et l'optimisme n'est pas de mise.
Anita est le pivot de cette histoire. C'est le premier personnage de ce roman que l'on rencontre. Ensuite, à travers elle, on fera connaissance de sa mère, Radhika, et de sa fille, Mira. On découvrira leurs tribulations et leurs choix de vie. De génération en génération, alors que le sang se mélange, que les gènes se marient, l'indépendance gagne aussi du terrain.
Radhika, femme soumise parce que c'est dans son éducation, dans sa culture, va, au contact de la civilisation européenne, cruelle avec elle, gagner en indépendance, presque malgré elle, tant sa solitude et son isolement sont grandes. Et, dès que l'occasion se présentera, alors, elle retournera au pays maternel y vivre le reste de son âge.
A l'autre bout du spectre, Anita est l'incarnation de la femme moderne, libre, rejetant tous les carcans sociaux imposés aux femmes, que ce soit dans la civilisation indienne, européenne ou africaine. Elle rompt avec sa double culture, choisissant un troisième continent pour y vivre et s'épanouir et va même, et je n'en dirai pas plus sur ce sujet, briser aussi le tabou de la maternité.
Anita est beaucoup plus stable et posée, en tout cas en apparence. Mais, on comprend au fil des pages de la première partie, que sa situation est sans doute bien plus délicate et douloureuse que ce qu'elle laisse paraître. De sa mère, elle a conservé cette discrétion et cette manière d'intérioriser ses émotions. Il n'y a guère que ce curcuma, répandu sur ses oeufs au plat, pour dire quelque chose d'elle : l'alliance de sa double origine.
Mais, jamais elle n'évoque sa fille disparue ou la vie malheureuse de sa mère en Angleterre. Elle vit, simplement, tranquillement. Avec, en tout cas, c'est mon impression, quelque chose de fataliste, sans doute là encore inhérent à sa culture. Mais ne tombons pas dans les clichés un peu faciles. Anita est un beau personnage, auquel on s'attache.
Et puis, alors qu'on s'attend à voir les autres femmes de cette lignée être les centres des parties suivantes du roman, on passe à tout à fait autre chose. Changement de décors, de personnes, d'univers, de narrateurs, et pourtant, on reste bien ancré dans notre sujet. Là encore, permettez-moi de ne pas en dire plus, la surprise a été grande et la suite du roman, qui permet d'éclairer un certain nombre de choses, prend des directions tout à fait inattendues.
Différents drames se nouent sous nos yeux. Certains, terribles, marqueront profondément le lecteur. Mais, à chaque fois, l'aura de ces trois femmes agit comme un baume, peut-être pas forcément sur elles-mêmes, d'ailleurs. Douloureux paradoxe qui va voir ces trois femmes, liées si étroitement, ne jamais vraiment résoudre leur principal problème.
Mais, jamais, au grand jamais, ne se dégagera d'elle une quelconque violence ou une quelconque haine. De la passion, certainement, très intérieure, chez Anita, par exemple, mais qui l'aide à rester debout, incroyablement digne, malgré tous les aléas de son existence. De la passion beaucoup plus volcanique chez Mira, qui, telle que je l'imagine, doit irradier ceux qui la croisent.
Elle aussi est un personnage fascinant, à sa façon. Contrairement à Anita, on ne la rencontre pas directement, on nous parle d'elle. Contrairement à Anita, son caractère est affirmé et, quand elle a quelque chose à dire, elle ne mâche pas ses mots. Sa sincérité peut froisser, mais elle est aussi méritoire et rafraîchissante dans un monde où l'on confond souvent diplomatie et hypocrisie.
Mira a en elle une farouche détermination, l'enthousiasme de la jeunesse et de l'idéalisme et elle se fout bien de tout bousculer sur son passage. A commencer par les traditions les plus profondément ancrées et les idées reçues les plus répandues. Là où l'on pourrait croire sa démarche un peu égoïste, en particulier vis-à-vis de sa mère, on comprend qu'elle n'est que don. Un don d'elle-même absolu.
Et les hommes, dans tout cela ? On pourrait croire leur rôle secondaire, mais il n'en est pas moins important. Parce que, en ce qui concerne Radhika et Anita, ne serait-ce qu'en tant que géniteurs, leur rôle est fondamental. Et aussi parce que leurs comportements ont contribué à faire de ces femmes ce qu'elles sont devenues.
La relation aux hommes est encore un domaine où Mira se différencie de ses aïeules. C'est elle qui va influencer leur vie, plus que cela encore. Leur donner la force, la confiance, aussi. Et puis, par la suite, la volonté de survivre. Le dénouement de "la saison des mangues", aussi inattendu et pourtant imparable, est magnifique, puissant.
Ce livre est un hymne à la mixité, au métissage, au mélange des couleurs, des cultures, des idées, et de tant d'autres choses qui nous sont constitutives et que, trop souvent, on oppose. Est-ce plus simple que d'accepter cet enrichissement réciproque ? Possible, mais on a aussi toujours peur de ce qu'on connaît mal. Et Mira, pour cela, est un exemple éclatant, dans ce qu'elle va faire.
Face à elle, il y aura cet homme, dont je n'ai pas parlé, volontairement, dans ce billet. Vous le rencontrerez, quelque part, dans ce livre. Un homme qui va tant apprendre d'elle, mais aussi sur lui-même grâce à ce qu'elle va lui montré. Mal dégrossi, maladroit, rebelle plus par nécessité que par conviction, fils prodigue, il va se métamorphoser à son contact.
C'est lui qui prononce cette phrase qui sert de titre à ce billet. Et que je pourrais m'appliquer parfaitement à moi-même. L'héritage de Mira, ce sera sans doute de l'aider à comprendre comment franchir cette étape vers la paix. Car, c'est un homme profondément bouleversé dont on fait la connaissance. Et qui, par un lent processus, va sentir infuser en lui ce qu'il a appris à son contact.
Car, de Radhika à Mira, en passant par Anita, ces trois femmes, elles, ont su trouver la paix pour leur âme. Oh, le chemin est escarpé, difficile, plein d'ornières, le voyage va laisser des cicatrices, peut-être pire encore, mais, au bout, plus qu'une lumière au bout d'un tunnel, c'est cet accomplissement, cette plénitude infinie qu'il y aura... Malgré tout.
Cécile Huguenin est notre guide dans ce voyage, le peintre qui trace ces portraits de femmes et d'hommes aux histoires complexes et parfois tumultueuses, comme le destin de François, par exemple. Elle nous prend par la main dans une narration, comme je l'ai dit, qui empreinte des chemins détournés, alors qu'on s'attend à une autoroute rectiligne.
Son récit est riche de sensations en tout genre, en particulier les goûts, les odeurs, les couleurs, très présentes, et très importante tout au long de cette histoire. Que nos existences semblent grises et fades, d'un seul coup, face à celle d'Anita et de Mira. Le contraste est encore plus saisissant pour Radhika, dont on a l'impression qu'elle arrive dans un Manderley hithcockien, en noir et blanc, sinistre et tout sauf accueillant.
Par cette gamme chromatique et sensorielle, Cécile Huguenin nous transmet la sérénité revigorante qui émane de ces femmes, et surtout d'Anita. Une leçon de vie, peut-être pas d'optimisme mais une façon d'envisager la vie différemment, même en cas de coups durs. Une autre philosophie, mue par d'autres priorités. Et, chez ces trois femmes, il est certain que le karma sera plus que clément...

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