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Le couple, terreau de l’apocalypse : « L’Alliance », de Christian de Chalonge (1971)

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

La fin du monde est un sujet vaste, mais il existe peut-être trois types principaux de films sur la fin du monde : celui dans lequel un personnage se bat pour survivre à une apocalypse qui a lieu (ou qui a déjà eu lieu) et qui s’avère immuable, celui dans lequel on redoute que la fin du monde intervienne, et celui dans lequel la fin du monde arrive dans un final étonnant et inattendu. L’Alliance, film oublié réalisé en 1971 par Christian de Chalonge (notamment réalisateur de Docteur Petiot), fait partie de cette dernière catégorie.

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Après avoir réalisé son premier film O Salto en 1968, c’est le réalisateur du film, Christian de Chalonge (oublié depuis car s’étant tourné vers la réalisation TV depuis de nombreuses années) qui eut l’idée d’adapter à l’écran le roman éponyme de Jean-Claude Carrière et l’appela pour écrire le scénario de L’Alliance avec lui. Jean-Claude Carrière, au-delà d’être un romancier prolifique, est depuis de nombreuses années l’un des scénaristes les plus importants du cinéma français (ayant travaillé avec des réalisateurs comme Milos Forman, Pierre Etaix, Louis Malle, Luis Bunuel, Marco Ferreri, Alain Corneau, Godard, Wajda, Schlöndorff ou encore Oshima) et signait alors avec le réalisateur la première adaptation d’un de ses romans.

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Discuter du cinéma de la fin du monde en convoquant dans ce dossier un film français est aussi une manière, au-delà d’appeler à notre mémoire un film passionnant mais oublié (n’ayant notamment fait l’objet d’aucune édition vidéo), de mettre en lumière une certaine tradition du cinéma fantastique français qui avait à l’époque quelques représentants. De Chalonge est l’un de ceux-là qui osèrent, alors que La Nouvelle Vague était largement dominatrice sur le reste des productions françaises de l’époque, le choix du cinéma de genre : le thriller fantastico-paranoïaque avec L’Alliance en 1971, ou la science-fiction apocalyptique (encore la fin du monde !) avec Malevil en 1980, ou encore le biopic avec Le Docteur Petiot en 1990. Et dans tous ses films, ou téléfilms, le travail sur l’ambiance a toujours eu une importance, que ce soit sur une grande présence des animaux ou encore par l’irruption de micro-évènements fantastiques, évènements qui donnent encore plus d’étrangeté poétique à son univers cinématographique si particulier.

Tous ces éléments se retrouvent dès la réalisation et l’écriture de L’Alliance. Hugues (joué merveilleusement bien par Jean-Claude Carrière lui-même), vétérinaire provincial qui monte à la capitale, recherche une femme via une agence matrimoniale, mettant un point d’honneur à se marier avec une femme ayant un immense appartement afin d’y installer son cabinet. Il trouve la perle rare en Jeanne (Anna Karina). Entre les jeunes mariés va naître une relation étrange, paranoïaque, parfois même angoissante. Et la dimension de cette relation tendue entre mystère et pudeur est aussi forte grâce au « non jeu » des acteurs (en ce sens où les deux acteurs restent très placides, ne cherchent pas à jouer « vrai »). En privilégiant le point de vue d’Hugues, de Chalonge réussit ainsi à distiller ce doute profond envers Jeanne, mais aussi envers le vétérinaire qui devient de plus en plus étrange.

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Ce couple central est la base de la fin du monde selon Carrière et de Chalonge. Pour les auteurs du film, la fin du monde est d’abord morale et se tourne vers une certaine animalité du couple qui, plutôt que de se marier par amour, s’unit par nécessité matérielle, sans aucun sentiment. Cette animalité d’un couple qui « se renifle » et essaye de s’apprivoiser est sans cesse appuyée par un autre élément très important du film : l’omniprésence des animaux dans l’appartement. Et c’est avec tous ces animaux qui peuplent peu à peu tout l’appartement des jeunes mariés que de Chalonge plonge peu à peu le récit dans cette ambiance opaque qui fait basculer la réalité dans un fantastique diffus qui ne se dévoile jamais vraiment. Tout se déroule lentement et sûrement dans la réalisation du film qui change doucement de style, passe d’une lumière grise et réaliste à un éclairage plus tranché aux fulgurances colorées qui rappellent quelque peu les giallo.

Au milieu de ce monde mutant, le jeu de regard se met en place et, comme le dit Hugues, « les animaux peuvent voir des choses dont on n’a pas conscience ». Jamais il ne nous sera expliqué ce que les bêtes exotiques peuvent voir tout au long du film, sauf dans le final étourdissant et cataclysmique. Il y a quelque chose de très beau dans le final de L’Alliance dans son traitement de la fin du monde. Alors que Hugues et Jeanne sont sur le point de vivre l’apocalypse, la fin de l’humanité, ils s’étreignent pour la première fois sous le regard des animaux de la ménagerie de l’appartement, qui les ont alarmés par des cris et une excitation qui va, crescendo, vers un mouvement de panique. Jeanne et Hugues n’ont plus peur l’un de l’autre, mais ont peur ensemble, ce qui change tout et engrange la pulsion sexuelle de leur dernière étreinte qui n’a rien à voir avec l’amour, mais avec l’instinct animal de survie et, donc, de filiation et de reproduction. Dans l’œil des animaux, face à la mort, eux aussi deviennent des bêtes comme celles qui les entourent, des insectes à la merci de celui qui peut leur donner un coup de pied sans qu’ils s’en rendent compte autrement qu’en le vivant comme un cataclysme inéluctable, eux aussi sont complètement vulnérables face à la mort imminente.

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Rarement la fin du monde aura été si surprenante et belle et c’est aussi cela, ainsi que la réalisation sobre et inquiétante de de Chalonge, qui fait de L’Alliance un film de plus dans la liste des belles œuvres de cinéma aujourd’hui oubliées. Un film assurément à rappeler à nos mémoires car il rappelle aussi que le cinéma français n’a pas de comptes à rendre au genre fantastique et à un certain psychédélisme.

Simon Bracquemart


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