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Le “9-3”, la grande inconnue de Paris

Publié le 15 février 2015 par Blanchemanche
#9.3
Ce département au coeur des émeutes de 2005 reste à mille lieues des préoccupations de la capitale. A l'occasion du 10e anniversaire de "la voix de ses quartiers", le Bondy Blog, nous republions cette enquête de 2013 du journaliste espagnol, suivie du documentaire "Bondy Blog, portrait de famille" (sur France Ô, le 22 février à 19.55), diffusé en avant première ce week end.
L'autoroute A3 vers Romainville, en direction de Paris, en 1989 - Zewan/CCL'autoroute A3 vers Romainville, en direction de Paris, en 1989 - Zewan/CCLa France a peur de cet univers sans règles ni droits qui tourne à mille à l’heure. Mais elle a aussi peur d’elle-même.
A chaque nouvel incident ressurgissent les phobies, la méfiance et la colère accumulée dans les replis créés par le chômage, la crise et un système social réparti sur trois pans de la société : les élites, la grande classe moyenne et les oubliés. Il y a trois ans, Nicolas Sarkozy déclarait la guerre aux Roms – au bas de l’échelle sociale – et s’appropriait les thèses xénophobes du Front national. En 2012, Mohamed Merah, fils d’Algériens élevé dans la banlieue toulousaine, assassinait sept personnes au nom du djihad.
En mai de la même année, on aurait pu croire que la victoire de François Hollande avait apaisé les esprits, mais c’était un mirage. La droite catholique et l’extrême droite sont descendues dans la rue pour protester contre le mariage gay. Après des mois de tension, Esteban Morillo, un néonazi de 20 ans né à Cadix qui a grandi dans un village où l’on vote Front national, tuait un militant antifasciste de 18 ans à coups de poing. En plein Paris et en plein jour. Selon les experts, la dérive de la cinquième puissance mondiale, pays de L’Encyclopédie et des droits de l’homme, n’est pas nouvelle : les relents xénophobes et populistes empestent la République depuis plus de trente ans, rappellent-ils. Mais les signes d’alarme se multiplient jour après jour. L’une des rares certitudes des sociologues et politologues – deux des métiers les plus populaires dans le pays – tient au fossé séparant les périphéries des grandes villes du reste de la société. Et lorsqu’on parle de périphérie, de la banlieue*, c’est aussitôt un chiffre qui vient à l’esprit : le 93.
12 millions d’habitants, soit près de 19 % de la population française
Le “9-3” se trouve en Ile- de-France, la grande région formée par l’agglomération urbaine de Paris et de sa ceinture, avec près de 12 millions d’habitants, soit près de 19 % de la population française, au deuxième rang européen – derrière la Rhénanie-du Nord-Westphalie – par son PIB relatif, et au sixième rang en termes de revenus par habitant.
Le département de Seine-Saint-Denis (93) s’étire sur la couronne nord-est de Paris. Resté pendant une grande partie du xxe siècle un fief communiste – L’Humanité y a établi son siège –, le département est depuis 2008 aux mains des socialistes. Le PCF a toutefois gardé quelques mairies des quarante cités-dortoirs du 93.
Le 27 octobre 2005, la Seine-Saint-Denis a fait parler d’elle dans le monde entier. La colère avait éclaté dans la communauté d’agglomération de Clichy-sous-Bois - Montfermeil, ville éclatée de 60 000 habitants située dans un no man’s land, à une quinzaine de kilomètres à peine de Paris, et reliée au monde extérieur par une unique ligne d’autobus : la 347. Cette nuit-là, une douzaine de jeunes – des Français d’origine maghrébine et subsaharienne pour la plupart – ont mis l’ancienne ceinture rouge de Paris à feu et à sang après que trois adolescents se furent électrocutés en allant se cacher dans un transformateur pour échapper à la police. (Deux sont décédés et un autre a été gravement blessé.) Les troubles se sont propagés à d’autres villes et, pendant des semaines, les émeutiers ont continué d’incendier des voitures et des bâtiments, tandis que les politiques se réfugiaient dans l’autocritique ou l’hypocrisie et que les analystes pontifiaient sur deux réalités : la montée en puissance de l’islam et l’échec du modèle laïque dans les ghettos français. Quand les braises se sont éteintes, les problèmes n’ont pas disparu. Une heure et demie pour les 15 kilomètres jusqu'à Paris
Huit ans plus tard, les chiffres montrent que l’Etat français a investi des centaines de millions d’euros à Clichy et Montfermeil. Les tours dans lesquelles les riverains vivaient les uns sur les autres dans la misère ont été détruites et remplacées par des immeubles moins inhumains ; il y a davantage de parcs et de jardins, de canaux, d’entreprises, et beaucoup de mosquées flambant neuves. Et à la ligne 347 s’en est ajoutée une autre, la 61.
“La situation n’a pas beaucoup évolué. Paris est toujours à quinze kilomètres, mais nous mettons encore une heure et demie pour y arriver. Une demi-heure de bus, une demi-heure de train de banlieue et une demi-heure de métro”, explique Mariam Cissé, conseillère municipale déléguée à la politique de la réussite éducative à Clichy depuis 2008. “Il est vrai qu’il y a eu davantage d’investissements et que les associations sont plus proches des citoyens, mais les problèmes n’ont pas été résolus. Ici, on a subi la crise de plein fouet, et ni le chômage, ni le dialogue des policiers avec les jeunes, ni l’éducation, ni les transports ne se sont vraiment améliorés. S’il est déjà compliqué d’aller à Paris, se déplacer dans le 93 est un cauchemar. Nous attendons tous avec impatience le tramway régional, mais il n’arrivera qu’en 2023.”
Un autre pays
Lorsqu’on arrive dans le 93 en métro depuis Paris, on a l’impression de débarquer dans un autre pays. Impression qui se renforce pour peu que l’on prenne la ligne 1 du tramway – dont Mariam et ses concitoyens espèrent tant le prolongement – à une heure de pointe. Le tram 1 traverse la moitié de la région à la vitesse d’un escargot. Où qu’il s’arrête, ses fenêtres ouvrent sur un paysage moche, sale et hostile, signes particuliers des ghettos. A l’intérieur, les voitures bondées exhalent des odeurs de transpiration et les visages accusent un mélange de tristesse et de fatigue.
C’est à peine si l’on voit des téléphones portables, personne n’a le nez plongé dans un livre ou un journal, et presque aucun passager ne valide son billet ou sa carte d’abonnement (Navigo). Le chauffeur ne vérifie même pas si les passagers paient leur trajet, trop occupé à ne pas écraser les gens en fermant les portes. Mais, contrairement à ce qui se passe à Paris, où la règle veut que personne ne regarde personne, il arrive que les voyageurs se saluent d’un petit hochement de tête en montant dans les wagons.
Plus zen que Paris
Le tramway reflète la composition des banlieues : un sous-prolétariat, énormément d’enfants, des peaux sombres ou très sombres, très peu de classes moyennes. Les gens portent des vêtements très simples – rien à voir avec le chic obscène des boutiques de la capitale, que l’on appelle ici non pas Paris mais “Paname”. C’est la France métisse, la France très pauvre qui survit grâce aux 400 euros du RSA et ne songe même plus à quitter la périphérie. Intouchables, le film de 2011 qui a remporté un succès planétaire, traduisait bien cette réalité : pour un jeune Noir des banlieues, décrocher un emploi correct au centre de Paris n’est pas un rêve, c’est un miracle.
Ce qui ne signifie pas que le 93 ait baissé les bras, au contraire. La conseillère municipale Cissé, 26 ans, née à Paris d’un père mauritanien et d’une mère sénégalaise, a décidé d’entrer en politique à l’époque des émeutes de 2005. L’un des deux jeunes décédés ce soir-là était un de ses cousins. “Je suis une fille des banlieues, confie-t-elle. Mais au collège, déjà, j’ai commencé à travailler dans des associations. Quand la guerre a éclaté, j’ai compris qu’il fallait faire davantage pour lutter contre la marginalisation. Certains ont réagi par la violence, d’autres en s’engageant encore plus.”
Deux statistiques suffisent à comprendre pourquoi la commune de Clichy ressemble encore beaucoup à ce qu’elle était en 2005 : sur ses 30 000 habitants, sept sur dix vivent sous le seuil de pauvreté, et le chômage des jeunes atteint 40 %. Cela étant, certaines choses semblent commencer à bouger. “Avant 2005, les jeunes du 93 participaient rarement à la vie politique, mais maintenant il y a des centaines de conseils municipaux et régionaux très dynamiques”, explique le politologue Gilles Kepel. "Aujourd’hui, nous vivons sur le modèle anglo-saxon du ghetto"
Mariam Cissé, musulmane qui pratique sa religion dans son coin, travaille main dans la main avec le “maire courage” de sa ville, Claude Dilain, un socialiste de 61 ans, pédiatre de formation, qui dénonce depuis des années le fait que, comme le soulignait l’économiste Eric Maurin dans Le Ghetto français, la ghettoïsation de la société soit “une décision politique qui favorise les classes les plus puissantes car elle leur évite d’avoir à cohabiter – et à scolariser leurs enfants – avec les immigrés et les Français les plus pauvres”. Fabien Ortiz est l’un de ces Français. Ce garçon de 29 ans, d’origine espagnole, a grandi dans le 93 et est devenu cinéaste – “J’ai fait trois courts-métrages et je suis en train d’écrire mon premier long-métrage.”
Autour d’un café, il nous raconte comment Saint-Denis s’est transformée.“Mes grands-parents vivaient dans les montagnes des environs de Madrid et ont émigré en France dans les années 1950. Mon père est né à Belleville, un quartier espagnol à l’époque, et il était journaliste à L’Humanité. J’avais 1 an quand nous nous sommes installés à Saint-Denis. Au collège de Geyter, j’étais pratiquement le seul Européen, avec une petite poignée de Portugais et deux Albanais. Tous les autres étaient africains ou arabes. Quand j’étais petit, les classes moyennes cohabitaient sans problème avec les gens plus pauvres. Mais, peu à peu, les rapports se sont détériorés et la classe moyenne est partie. Aujourd’hui, nous vivons sur le modèle anglo-saxon du ghetto : tous pauvres, beaucoup au chômage, et la majorité ne survit que grâce aux subventions ou à l’économie parallèle.”
Ortiz a donné rendez-vous à deux de ses copains du ghetto devant la basilique Saint-Denis. Babali et 2spee Gonzales sont rappeurs. Ils ont 33 ans et essaient de gagner leur vie en chantant et en vendant leurs disques dans les stations de la ligne 13 du métro. Lorsque je leur demande si la devise de la République leur paraît d’actualité, ils rigolent :“Oui, bien sûr, à la porte du collège il y avait écrit ‘Liberté, égalité, fraternité’. Mais ça, ce n’est que pour les riches, c’est une mauvaise blague !”
Les leaders du groupe KillaBizz ont suivi un parcours très similaire : tous deux ont quitté l’école à 16 ans, ont enchaîné les petits boulots durs et mal payés, et se débrouillent aujourd’hui sans aucune aide publique. Echaudés par un passage éclair dans l’industrie du rap bling-bling – “ils te font enfiler des chaussures Vuitton et ils te fichent de l’or et des filles à poil plein la vue”, plaisante Babali –, ils ont décidé il y a quatre ans que l’avenir était à l’autogestion. Ils ont investi dans un amplificateur doté de quatre heures d’autonomie et se sont mis à rapper dans les wagons.
Aujourd’hui, Babali, un grand maigre volontiers blagueur d’origine malienne et sénégalaise, et son compère Gonzales, un Guadeloupéen plus rangé, sont fiers de trois choses : d’avoir vendu 17 000 albums dans la rue, de ne jamais avoir voté et de ne jamais mettre les pieds à Paname.“C’est comme partir en voyage, les gens du ghetto ne sortent pas d’ici parce que c’est plus zen que Paris”, assure Babali en tirant sur un joint.“N’allez pas croire tout ce qu’on raconte sur la violence et les drogues,ajoute-t-il. Il y en a, comme partout. Mais, dans le 93, il y a 88 nationalités différentes et ici on n’a pas de gangsters. Ceux-là, ils sont tous à Paname !”
Huit métiers au choixDans les banlieues, beaucoup pensent que le nœud du problème tient au système éducatif. Babali raconte que le collège lui avait trouvé un stage d’apprentissage dans une usine de PVC, mais il n’a pas tenu un an.“Après ça, j’ai travaillé de nuit à tirer des câbles au métro Châtelet et à l’aéroport de Roissy. Ils m’ont jeté au moment des attentats de Ben Laden à New York. A l’époque, je portais la barbe. Je n’avais rien fait, mais ils m’ont renvoyé chez moi.”
Pour Fabien Ortiz, qui a filmé la vie souterraine de ces deux rappeurs dans le documentaire intitulé Ah souhait, “la grande invention égalitaire de la Révolution, l’école publique et laïque, est une source d’inégalités et est marquée par un racisme social de base. J’en veux beaucoup à l’école publique, explique-t-il. Avant d’entrer au lycée, j’étais délégué de classe et j’ai compris que l’histoire se répétait. Mon père racontait que, quand il avait voulu s’inscrire dans un lycée normal, parce qu’il était bon élève, on avait dit à ma grand-mère qu’il valait mieux l’orienter vers une formation professionnelle. On assiste encore à ce genre de raisonnement. Dans les années 1990, il y avait une blague au collège : ‘Eh ben, tu vas faire électromécanique, non ?’ Nous n’étions bons qu’à fournir une main-d’œuvre bon marché. Nos parents nous avaient dit qu’on pourrait faire ce qu’on voudrait, qu’on déciderait, mais, quand tu as 15 ans, la société te répond que tu n’as le choix qu’entre huit métiers. Ça a porté un coup sérieux à l’intégration. La télé vendait un modèle de réussite, l’école te donnait le contraire.”
Gilles Kepel confirme que “le personnage le plus détesté de beaucoup de jeunes de banlieue est le conseiller d’orientation, loin devant les policiers”. A travers ses recherches, il explique comment l’ancien modèle, d’inspiration gaulliste et communiste, qui aspirait à créer une banlieue laïque, républicaine et axée sur la classe moyenne, a été anéanti par ses propres lacunes. Et plus particulièrement à l’école.
“Les professeurs débarquent de province, ne connaissent rien de la banlieue et n’arrivent pas à s’ériger en modèles pour leurs élèves,analyse Fabien Ortiz. Il y a beaucoup de rigidité et un manque de communication énorme. Mais les politiques s’obstinent à croire que le problème vient du manque de professeurs. A quoi bon en faire venir davantage alors que c’est le système dans son ensemble qui est en cause ?”
Ni théâtre ni ciné
Vision que partage Mariam Cissé. “A Clichy, nous n’avons ni théâtre ni cinéma, et il y a un bar, mais seuls les hommes y vont. Il faut absolument que l’école s’améliore, même si je suis reconnaissante au système public, parce qu’il m’a permis de devenir une femme autonome. Il y a beaucoup de talents dans les quartiers, mais il faudrait que les écoles sachent les mettre en valeur.”Le gouvernement socialiste met la dernière main à une grande réforme du système éducatif qui privilégiera la formation et l’accompagnement de proximité des enseignants ainsi qu’une refonte de la formation professionnelle. “Nous savons depuis longtemps que le système éducatif français a besoin d’une réforme”, commente le ministre de l’Education, Vincent Peillon“Mais, jusqu’à présent, personne n’a osé l’entreprendre, et nous devons résoudre un double problème : la qualité de l’enseignement et le nombre de professeurs recrutés.” Peillon assure qu’il s’efforcera de modifier le système d’orientation scolaire, mais, tempère-t-il, “c’est en réalité le modèle éducatif lui-même qui était injuste, en ceci qu’il a consacré moins de ressources aux écoles des quartiers pauvres qu’à celles des quartiers plus favorisés. Nous tenterons d’y remédier en rééquilibrant la répartition des ressources.”
Avec 12 millions d’élèves et 1 million de professeurs, la France affiche le plus faible taux d’investissement éducatif des pays de l’OCDE. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, 80 000 postes ont été supprimés dans l’Education nationale. François Hollande s’est engagé à en créer 60 000 en cinq ans, dont 27 000 seront alloués à la formation des maîtres. “En septembre, nous enverrons dans les zones périphériques et rurales 9 000 nouveaux professeurs de primaire et de secondaire”, a promis Peillon au mois du juin.
François Hollande, qui a compris que le grand défi des banlieues était le chômage, a lancé un ambitieux programme sous le nom d’“Emplois d’avenir” : en deux ans, l’Etat financera 100 000 contrats aidés pour des jeunes de moins de 25 ans n’ayant pas le bac, subventionnés à hauteur de 75 % du Smic dans les collectivités territoriales et les associations et à 35 % dans le secteur privé. Mais dans le “9-3” le projet met du temps à se concrétiser.
“L’argent n’est toujours pas arrivé”, souligne Mariam Cissé. Fin avril, le journal Le Monde rapportait que, sur les 100 000 emplois promis, seuls 17 347 avaient été créés. Et le ministère du Travail reconnaît qu’il y a d’“énormes problèmes” en Seine-Saint-Denis. Début mai, le gouvernement n’avait encore signé que 165 contrats, sur les 2 754 prévus pour cette année dans le 93. Les banlieues ne sont plus dupes de ces effets d’annonce. “Ici, on sait que la politique nous a abandonnés,soupire Fabien Ortiz. Les communistes sont au bout du rouleau, et les socialistes et l’UMP, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Le meilleur moyen de se trouver une identité collective, c’est de se convertir à l’islam ou de rejoindre les groupes évangéliques. La seule religion française est celle de l’argent et de l’individualisme.”
Miguel Mora
  • 14 FÉVRIER 2015
  • Rencontre avec Julien Dubois, Réalisateur du film Bondy Blog Portrait de Famille


Note :
    http://www.courrierinternational.com/article/2015/02/14/le-9-3-la-grande-inconnue-de-paris

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