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[feuilleton] Terre inculte, par Pierre Vinclair, #7. Côté jardin

Par Florence Trocmé

Terre inculte, #7. Côté jardin 
 
  Frisch weht der Wind     
  Der Heimat zu,  
  Mein Irisch Kind,  
  Wo weilest du?  
35   “You gave me hyacinths first a year ago; 
They called me the hyacinth girl.”  
—Yet when we came back, late, from the Hyacinth garden,  
Your arms full, and your hair wet, I could not  
Speak, and my eyes failed, I was neither  
40   Living nor dead, and I knew nothing,  
Looking into the heart of light, the silence.  
Öd’ und leer das Meer. 
 
7. 1. Ce passage, s’il n’est pas coupé du précédent par un saut de ligne, marque une rupture à la fois formelle et de contenu.  
 
7. 1. 1. Il semble essentiellement composé d’un dialogue entre la fille aux hyacinthes (« hyacinth girl ») et son amant (il lui offre des hyacinthes, il dit « we »).  À y regarder de plus près cependant, rien n’implique que l’auteur de la seconde partie du dialogue soit un homme. Il n’est même pas impossible que ce soit la fille aux hyacinthes qui ait repris, un peu plus tard, la parole. Ou qu’il s’agisse d’ailleurs d’un « homme aux hyacinthes », voire d’un certain Hyacinthe : c’est un prénom de garçon (et l’on apprend ici qu’Eliot a connu, sinon une fille aux hyacinthes, un garçon aux lilas.) Et Hyacinth n’est pas un adjectif, en anglais.  
 
7. 1. 2. Faudra-t-il traduire le « jardin aux hyacinthes » ou le « jardin d’Hyacinthe » ? On apprend ici que « hyacinth garden » revient dans le brouillon, v. 124, sans cette majuscule qui, ajoutant de l’ambigüité, nous empêche de synthétiser le sens du texte en une idée.   
 
7. 2. Les passages en allemand, qui proviennent du libretto de Tristan und Isolde (ils en sont parmi les premiers vers), signifient : Un vent frais / Souffle vers la patrie / Mon enfant irlandais, / Où es-tu maintenant ? Puis : Terne et désolée la mer. On apprend ici que Marie (voir 5. 1. 2.) fut en lien avec Wagner.  Par ailleurs, on apprend ici qu’Emerson, dans un poème, appelle son fils mort « hyacinthine boy », et ici que Dante dans le Paradis (chant XXXIII) articule le thème de la lumière à celui de la Sybille et de l’iris (i.e. l’hyacinthe) ; ici que l’épigraphe du brouillon de The Waste Land contenait une citation de Heart of Darkness ; y remarque que l’expression « heart of light » en est le retournement.  
 
7. 3. En l’absence de mode d’emploi, c’est sans doute un critère pragmatique qui doit s’appliquer dans l’ordre de l’interprétation : si l’on tient à en avoir une, sera jugée la plus valable celle qui synthétisera en l’idée la plus simple le plus grand nombre d’éléments du texte.  
 
7. 3. 1. Outre la langue allemande qu’ils partagent avec l’exclamation de Marie, les vers ne viennent pas de n’importe où : la place de Tristan und Isolde dans les histoires d’amour, celle de Richard Wagner dans le nihilisme post-schopenhauerien, comme dans l’émergence de l’art moderne, sont connues.  
 
7. 3. 2. Dans ce cadre, la référence à Dante s’éclaire : le chant XXXIII est le dernier du Paradis, celui au cours duquel l’amour fait accéder le poète à la contemplation d’une vérité divine. On y lit : « parce que ma vue, devenant pure, pénétrait de plus en plus dans la splendeur de la haute lumière qui de soi est vraie. Ce que je vis ensuite surpasse notre langage, impuissant à le peindre comme la mémoire à aller si loin. » Le texte d’Eliot nous présenterait une expérience identique : voir le silence dans le cœur de la lumière. Mais sa signification serait opposée : ce silence serait la marque de l’indicible néant, non du divin.  
 
7. 3. 3. Reprise d’une anecdote (l’homme aux lilas) dans l’écho de Wagner et dans l’écart à Dante, le fragment de la fille aux hyacinthes, fleurs sanglantes (chez Ovide, Apollon, en le tuant, transforme les gouttes de sang du jeune homme en hyacinthes) d’un jardin désolé, pourrait signifier ceci : que l’amour n’est plus ascensionnel. Mais cela n’explique ni l’itérativité du don d’hyacinthes, ni la période d’un an, ni le surnom « fille aux hyacinthes », ni qui sont « eux », et pourquoi ses bras remplis, les cheveux mouillés. Tout cela n’apparaît que comme un ensemble décousu de thèmes bigarrés. Peut-être des traces du réel en sa contingence idiote ? Ou les signes d’une autre interprétation possible, plus renseignée, plus cultivée, englobant plus de références et débouchant sur une unité de sens plus serrée ? 
 
7. 4. Au fond, l’unité du texte n’est garantie que par la proximité spatiale des fragments sur la page : mi-visuelle, mi-instituée par les règles éditoriales. L’existence du sens de The Waste Land n’est d’abord qu’un postulat de la raison lectrice, adossé à une perception matérielle orientée par les traditions. Chercher un sens à tout prix, c’est jouer celles-ci contre… contre quoi ? Contre l’expérience de la lecture.  
 
7. 4. 1. À moins que l’unité du texte se produise derrière le texte – dans le réel, ou dans la culture. Faut-il en conclure que le texte n’est pas clos, ou en conclure que l’unité du sens n’est pas son enjeu ? The Waste Land est-il le nom d’une nouvelle manière de lire, ou de concevoir ce qu’est un texte ?  
 
7. 4. 2. Et pourtant, le titre et son symbolisme désolé se diffusent dans toutes les parties du texte, avec abnégation selon des modes variés, s’accrochant aux hypotextes, entrelacés aux roches d’une terre inculte. Chaque fragment (voir # 3 à # 5 pour le premier) est ainsi composé de deux sous-fragments thématiques. Si l’on ne voit pas encore comment se répondent non seulement les différents fragments, mais aussi les deux morceaux narratifs que chacun agence, on peut tout de même dire : au fragment 1 {saisons ; Marie} succède le fragment 2 {désolation narcissique ; dialogue amoureux}. Outre que c’est la mort qui partout domine, chaque fragment propose une sorte de dédoublement dans le prosaïque du couple d’une expérience de désolation personnelle – plus théorique ou onirique.  
 
7. 5. Comme le symbolisme est seulement contingent (lié à la manière dont on a l’habitude de lire les textes, traditionnellement) et putatif, alors que l’ambiguïté est certaine, pourquoi lire en cherchant à clore le sens dans une interprétation ? Ne vaut-il mieux pas faire proliférer les lignes d’ambiguïté jusqu’à leur terme ? Alors, on ne pourra plus paraphraser le texte, ou dire ce qu’il veut dire. On ne saura que le redire
 
                     Frisch weht der Wind  
                     Der Heimat zu,  
                     Mein Irisch Kind,  
                     Wo weilest du?  
Tu m’offris les premières hyacinthes il y a un an 
On m’appelait la fille aux hyacinthes 
— Pourtant quand nous revînmes, si tard, du jardin d’Hyacinthe, 
Toi les bras pleins, et les cheveux mouillés, je n’ai pu   
Parler, et mes yeux dévissèrent, je n’étais ni 
Vivant ni mort, et je ne savais rien, 
Contemplant le cœur de la lumière, le silence. 
Öd’ und leer das Meer. 
 
Irresponsabilité herméneutique qui est scandaleuse, me dérange et me plaît. Et m’enchante.  
 
 
Rappel, Pierre Vinclair a entrepris de donner, sous la forme d’un feuilleton, (parution hebdomadaire, le lundi) une lecture approfondie et une nouvelle traduction du livre de T.S. Eliot, The Waste Land. Épisodes précédents : #0 & #1, #2, #3, #4, #5, #6

     


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