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[note de lecture] Matthieu Gosztola, "Nous sommes à peine écrits", par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé

J'ai trouvé de toute part
Sans rien rapporter
Ce qui parle de toi

L'effleurement se lit dans la brièveté : sur chaque page, en haut à gauche, deux ou trois vers courts, rarement plus, et puis l'espace béant. " [À] peine " où regarder ce qui fut. Quelques pierres, perles ou mots retenus en soi, comme si l'intériorisation de l'instant conjurait sa disparition. Il faut lire les poèmes de Mathieu Gosztola lentement, regarder sur la page les lignes courbes et légères former le nid d'un amour à jamais inscrit. Ces instants ne sont pas captifs, ce sont des gestes, ils nous définissent en une suspension au présent, " on jette un regard ", et ils nous révèlent :
" Le visage ça
Qui continue "
Le visage : origine. Consentement à l'immobilité pour que soit la perméabilité, " portes " en un mot. Un oiseau-âme s'envolera qui portera la " flamme ", le corps n'est que. À peine.
Pour le nouveau livre de cette collection, " Poètes des profondeurs " de Recours au Poème, l'ouverture à un texte chuchoté comme une permanence ressentie, éprouvée, naissant de sa propre nécessité - rien à montrer :
" Une ébauche nous concerne
C'est cela
Vivre "
Le visage transcrit cette naissance, momentanément, l'être aimé la porte (perdu, pas tout à fait). En ce visage d'exception (chacun ouvre un espace infini et mortel), l'ailleurs et l'ici, le petit peu essentiel et court :
" Pour bâtir un autre lieu "
Ce visage ne fait que commencer, la vie s'ébauche, commence à peine, et cet amour qui veut l'éternité pour être. Si continuer n'est pas possible ici, où ?
L'évidence du sourire porte sa vérité secrète, instants " somptueux par amour ". Visage et mots devenus équivalents, en eux le pouvoir de se substituer l'un à l'autre, " ricochets ". Rebonds du souvenir sur une surface transparente, légère toujours, car cette légèreté nourrit le miracle (le mystère) de l'instant trouvé-préservé. Pour le dire, les mots simples et usuels, petite musique du jour qui n'exclut pas le chagrin énoncé en toutes lettres, aboutissement d'une rêverie où la présence reconnaît l'absence. Paradoxe et pourtant tout en ce " peu " : pour l'établir, une équivalence entre la peine et " ce qui a vraiment disparu ". Alors deviner ce qui enfoui " à peine " n'a pas disparu mais résonne " [p]armi les petites choses du jour ". Si Nous sommes à peine écrits, quelle exclusive pour le verbe absolu que l'adverbe relativise ou plonge dans le manque supposé ? Trop pour être écrit tout à fait ? Insuffisamment pour exister : le présent passif du titre (mais on peut aussi considérer qu'il s'agit du verbe d'état associé à son attribut...) laisse poindre ce qui manque :
" Est-ce d'irréalité que le bleu
D'un lac nous déchire ? "
Paysage lu dans sa réalité perceptible : l'écaille d'une peinture " [c]ouleur un peu frémissante / [D]'attendre ". Le donné restitué comme évidence, " il y a ", quelque chose d'une approche intacte, incontestable et signifiante. La comparaison souligne les rapprochements d'évidence et se lit comme révélation d'une vérité sensitive où l'impossible n'est pas nié : " J'aimerais déplacer la mort / Vers d'autres lieux ". Il arrive qu'un verbe transitif soit employé absolument, " abolir ", formulation d'un vœu pour écarter la mort ou cette distance, légère et terrible, qui interrompt ce qui pourrait être (" écrit[...] " à peine ce " nous ") . Trouver " Les mots / Pour t'entourer ", couronne ou chimère, masque vivant. Lorsqu'un adverbe intense est lancé, " éperdument " par exemple, c'est contre l'écorce du peuplier. Poète aux portes du monde lisant à même l'arbre ce qui légué s'entoure ou entre dans le poème, " écorce " dans le reflet de lumière sur lequel se fixe l'espérance. Voilà ce reflet lançant le pronom répété, goûté, rêvé : " Tu es... " chante l'orchestre tautologique jusqu'au point d'aboutissement, " t'embrasser ". Aucune section : ni le fil, ni le monde coupés, tout rejoint, les lèvres pour le baiser ou le poème initiant le " rite ", la musique. Pour ne pas se cogner :
" Ta mort a rendu la vie un peu
Folle d'épouvante "
Entre le tout révélé d'un lexique abouti, éprouvé, le balancement contre le lexique du " peu " et l'effacement : pour les fleurs par exemple " une tendresse de / [r]ien du tout dans le vent ".Pour les flocons, les oiseaux, la pomme, la pivoine :
" La jouissance est ce geste très
Lent de soulever ce qui n'a pas
De poids "
Entre les couleurs, l'instant, seul et celui-là, qui tremble en restant en vie. Visage à tout jamais et rire, vers ce qui sera la tension vibrante -l'attente :
" L'amour est une demande faite
À l'éternité "
La deuxième partie se distingue d'abord typographiquement de la première par la disparition des majuscules. Et c'est justement cette réalité de la disparition qui se pose ainsi révélée dans l'effacement du signe, quand celle à qui l'on s'adresse est " défaite jusqu'à la cendre ". " [S]ilence ", en treize occurrences - une seule fois en première partie - calque vide où le contour absent à peine.
Initialement, celui des pierres : " Au fond de l'eau les pierres / Nous ressemblent // Elles sont avec leur secret ". Mais parfois, par surprise, un souvenir (scellé ?) involontaire s'impose : " un souvenir n'est pas un souvenir // il est des visages qui se tiennent debout / dans la pensée / et qui soudain prennent la parole / nous donnant des mots / que nous n'attendions pas ".
Le visage aimé, lumière et source, enfante. Jusqu'à la mer, il élargit la vie. Et larmes. Vie-amour en ce poème.
Le présent fait entrer dans cette " éternité " miraculeuse et suspendue. Sa vérité fixée sur deux vers ne se peut dissoudre, chaque instant la nourrit de sa certitude. Or Nous sommes à peine écrits éprouve ces prémisses qu'une vérité éternelle éclaire dans le poème ainsi né.
[Isabelle Lévesque]
Nous sommes à peine écrits, Matthieu Gosztola,
Recours au Poème éditeurs, 2015 - 175 pages - en téléchargement, 7 €

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