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Pierre nahon : "l'art contemporain est capable du meilleur comme du pire"

Publié le 12 mars 2015 par Aelezig

Article de Lexpress.com - décembre 2014

Alors que Jeff Koons s'expose au Centre Pompidou, notre contributeur s'entretient avec Pierre Nahon, ancien directeur de la prestigieuse Galerie Beaubourg, sur le monde parfois mal compris de l'art contemporain

Ancien directeur de la prestigieuse Galerie Beaubourg et expert mondialement reconnu du Nouveau Réalisme, courant artistique qui regroupa des noms aussi célèbres que César, Arman, Klein ou Tinguely, Pierre Nahon revient, dans son Dictionnaire amoureux de l'Art moderne et contemporain (Plon), sur ses quarante années de passion pour le monde de l'art et ses figures les plus emblématiques, dont Duchamp, Basquiat, Beuys, Stella, Warhol, Niki de Saint Phalle ou Jeff Koons, auquel le Centre Pompidou consacre actuellement une importante exposition.  

 

Daniel Salvatore Schiffer : Votre dernier ouvrage se présente à la fois, ainsi que son titre l'indique, comme un outil de travail scientifique, avec une série d'entrées structurées par ordre alphabétique, et une professions de foi guidée par votre seule subjectivité. C'est d'ailleurs là, cette volonté d'allier l'objectivité d'un abécédaire à une passion toute personnelle, la principale caractéristique, le dénominateur commun, de cette collection très particulière !  

Pierre Nahon : Effectivement, et cela peut sembler, à premier vue, contradictoire. Mais il y a pourtant là, lorsque l'on regarde ce type de démarche intellectuelle d'un peu plus près, une certaine cohérence, non dénuée d'intérêt. Bon nombre de mots jalonnant ce "dictionnaire amoureux" pourraient apparaître peu conventionnels au sein du monde de l'art moderne et contemporain : c'est le cas, par exemple, d'entrées telles que "Vernissage", "Esthétique", "Spéculation", "Décadence", "Mode", "Quartiers", "Avant-Garde", etc. Mais, d'autre part, cet ordre alphabétique convient parfaitement bien à la multitude des noms que j'ai choisis, certes parfois arbitrairement, au sein de courants artistiques aussi foisonnants, sinon quelquefois difficilement repérables ou même définissables à l'intérieur d'un cadre théorique bien précis, que le dadaïsme, le surréalisme, l'expressionnisme, l'abstraction, le conceptuel, le pop art ou le nouveau réalisme. Il y a également des courants marginaux ou inclassables, minoritaires mais non moins intéressants pour autant, qui échappent, comme tels, à tous ces mouvements, souvent étanches, voire hermétiques, et extrêmement cloisonnés, comme toutes les "écoles", surtout en matière d'art. Car il existe là aussi, y compris parmi les artistes réputés les plus libres ou audacieux, une forme d'académisme, sinon de snobisme. 

Est-ce là la raison pour laquelle votre "dictionnaire" peut se prévaloir parfois, de votre part, d'une pensée critique, même si celle-ci s'y voit toujours liée, comme vous le soulignez, à une "pratique amoureuse" de l'art moderne et contemporain ? 

P.N. : Oui ! Je ne suis pas sûr que ceux que l'on considère comme les artistes majeurs d'aujourd'hui resteront, demain, dans l'histoire de l'art ou, du moins, y occuperont, à l'avenir, une place prépondérante. Je pense, par exemple, à Damien Hirst, qui me paraît - et c'est le marchand d'art que je suis également qui vous parle là - très surévalué, largement "surcoté" par les galeristes, ventes aux enchères et prétendus experts. Au contraire, un Andy Warhol ou un Jeff Koons, artistes géniaux, resteront, à n'en pas douter, comme des figures essentielles de l'art contemporain. 

Comment définir, justement, l'art contemporain ? Cette question s'avère d'autant plus fondamentale que ce que les philosophes ou théoriciens de l'art considèrent être de "l'art contemporain" ne nous est pas nécessairement, loin s'en faut, contemporain, au sens étymologique, temporel et chronologique, du terme ! 

P.N. : Absolument ! L'exemple le plus éclatant est, sans conteste, Marcel Duchamp, que l'on considère être généralement, à juste titre, comme l'initiateur de l'art contemporain. Or les premières grandes oeuvres dites "d'art contemporain" de Marcel Duchamp datent de la première décennie du XXe siècle, entre les années 1910 et 1920, lors de la Première Guerre mondiale : il y a donc, déjà, un siècle !

D'où question ! Qu'est-ce que l'art contemporain, précisément ? Le débat, sur ce point, est ouvert et fait même rage, ainsi que le prouve le philosophe italien Giorgio Agamben dans son court mais dense essai ayant pour titre Qu'est-ce que le contemporain ! 

P.N. : Duchamp, pour lequel je nourris une grande estime artistique et intellectuelle, a véritablement opéré une rupture - le mot est aussi significatif qu'important - par rapport au passé. Ses oeuvres d'art, à l'époque, étaient proprement révolutionnaires. Et, là encore, le mot "révolutionnaire" prend tout son sens. Il y a "art contemporain" là où il y a, en matière d'art, "révolution" : quelque chose d'à ce point nouveau, peut-être choquant pour le sens commun, qu'il échappe à toute définition, à tout ordre, à toute classification théorique, conceptuelle ou philosophique. Duchamp a inventé, en art, un autre langage, différent, une démarche inconnue jusque-là, mais, surtout, un autre regard sur, non seulement le monde en général, mais l'objet en particulier. Bref : c'est le rapport entre l'artiste, l'objet et le regard que le spectateur jette sur ce même objet qui a là radicalement changé, au point de dérouter, très souvent, ses contemporains justement. L'art contemporain est donc tout d'abord et avant toute chose, avant même tout aspect formel, tout critère esthétique ou toute norme technique, ce qui fait "sens", fût-il, comme dans le cas de Duchamp, détourné ! 

C'est d'ailleurs là, en somme, la définition que vous donnez finalement, dans votre "dictionnaire", de l'art, tout simplement et par-delà même la notion "d'art contemporain" ! 

P.N.:  Exact ! Ainsi, la meilleure chose que je puisse faire pour nous entendre, à ce niveau de compréhension, est de vous livrer la définition du mot "art" telle qu'elle se trouve, appliquée à l'art contemporain, dans mon "dictionnaire amoureux". Je vous la lis donc, presque textuellement: Les artistes qui remettent en cause toute définition de l'oeuvre d'art nous obligent à adopter la définition formelle suivante : ce qui fait l'oeuvre d'art, c'est avant tout le regard porté sur un objet. Le modèle typique est le ready-made (objet industriel exposé tel quel par l'artiste), par exemple l'urinoir de Marcel Duchamp (Fountain , datant de 1917). Je pense que cette définition de l'art contemporain s'avère en effet là, pour minimaliste qu'elle soit, la plus satisfaisante pour les exigences de la raison... si tant est qu'il faille absolument, sur ce point, raisonner plutôt que de se laisser guider, plus naturellement, par le goût ou l'intuition. 

Mais, par-delà l'intérêt inhérent à ce "dictionnaire amoureux", quel en a été, plus profondément, le mobile intellectuel, la raison d'être ? 

P.N. : Il y a, autour de l'art moderne et surtout contemporain, un immense malentendu, une énorme ambiguïté : il est aussi adulé que décrié, aussi apprécié, par une certaine élite intellectuelle, que rejeté, très souvent, par le commun des mortels, les non initiés à ce genre de pratique artistique. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, à ce propos, le grand écrivain autrichien Thomas Bernhard écrivit, dans un ouvrage intitulé Maîtres anciens et publié en 1985, que l'art contemporain n'était, à de rares exceptions près, que, je le cite, "de la merde". Pis : il y renchérit, affirmant que même le souvenir des grands maîtres du passé, tels Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Rembrandt, Titien ou Goya, ne pouvait ni compenser cette impression de décrépitude ni sauver de la déchéance, sinon du déchet pur et simple, ce qui n'était plus de nos jours, à ses yeux, qu'un "art de survie". Il y alla même jusqu'à dire que les artistes d'aujourd'hui étaient tout aussi menteurs dans leur vie quotidienne que dans leurs prétendues oeuvres d'art. Bref : il se présentait là, à travers un personnage aussi caricatural et désenchanté que son héros littéraire Reger, comme le chantre du rejet de l'art contemporain, qui le rebutait au plus haut point. C'est donc aussi contre ce genre d'outrance ou de stéréotype, contre ce type de préjugé et de cliché, que je me suis insurgé en rédigeant ce Dictionnaire amoureux de l'Art moderne et contemporain. Reste à savoir, bien sûr, si j'y suis parvenu, car la gageure n'est pas mince, ni le défi aisé à relever. Il existe encore aujourd'hui de nombreuses et très tenaces résistances, même si elles sont parfois justifiées au vu de certaines impostures, à l'art moderne et, bien plus encore, contemporain. 

Un théoricien de l'art tel que Marc Jimenez a particulièrement bien analysé, dans un essai intitulé La Querelle de l'Art contemporain, ce genre de débat critique. D'autres, tels les philosophes Arthur Danto (américain) ou Hans Belting (allemand), se posait, de manière plus radicale encore, la question de la possible "fin de l'art" (Danto), sinon de "l'histoire de l'art" (Belting) : ce qui fit dire à Yves Michaud, philosophe français, qu'il y avait effectivement une "crise de l'art contemporain". Quant à Jean-Philippe Domecq, esprit particulièrement critique à l'encontre, non pas tant de l'art contemporain en lui-même que du marché de l'art en tant que tel, il parla carrément, lui, d' "artistes sans art" ! 

P.N. : C'est vrai ! Les hommes, de tout temps, ont éprouvé des difficultés à accorder leur confiance ou du crédit à l'art de leur époque. Mais, à l'inverse, c'est également parce que l'art apporte de nouvelles visions du monde, de nouvelles manières d'appréhender le sens ou le réel, qu'il attire et fascine aussi bien l'esprit que la sensibilité. L'art contemporain, en particulier, offre une myriade, très diversifiée de surcroît, d'oeuvres possibles. Il est pléthorique, capable du meilleur comme du pire, et, à ce titre, véhicule bon nombre de discours pouvant apparaître, tour à tour, intéressants ou dérisoires, captivants ou médiocres. C'est justement pour s'y retrouver, afin de ne pas se fier aveuglément au diktat du marché ou de modes passagères - car l'histoire de l'art est ponctuée d'engouements éphémères, traversée de passions superficielles et sans lendemain - que mon ouvrage apporte des jalons qui aideront, je l'espère, à mieux le comprendre, à mieux en percer l'insaisissable mais attrayante part de complexité plus que d'ombre. 


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