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14-18, Albert Londres en Italie

Par Pmalgachie @pmalgachie
Albert Londres a changé d'employeur. Du Matin, il est passé au Petit Journal. On l'y retrouve donc - pareil à lui-même. 14-18, Albert Londres en Italie En traversant l’Italie
Dans notre souci de renseigner complètement nos lecteurs sur tous les événements qui se produisent ou se préparent dans la politique internationale, nous nous sommes assuré le concours de correspondants spéciaux dans celles des capitales où nous n’en avions pas encore et plusieurs de nos collaborateurs sont partis à l’étranger. L’un d’eux, qui est en route pour la Grèce, nous envoie, en passant par l’Italie, une première lettre que voici :
Brindisi, 11 mars. Le bateau qui doit me conduire en Orient me laissant en Italie cinq jours à l’attendre, j’ai couru quelques villes avant d’arriver à Brindisi. Ce n’est pas une enquête que j’ai désiré faire, je n’avais pas le temps d’obtenir audience de personnages, je n’ai voulu, passant rapide, qu’ouvrir mes oreilles aux propos des Italiens. Une soirée à Gênes À Gênes, c’est le soir, dix heures. Dès la gare, les crieurs de journaux braillent à pleine voix. Sur un exemplaire ils ont souligné, de quatre traits de crayon bleu, un titre en grosses lettres, mais ils agitent tellement cet exemplaire que l’on n’arrive pas à lire. Les crieurs n’avancent pas à servir. Tout le monde en veut. J’achète le journal. Le titre souligné est celui-ci : « Le gouvernement décrète un type unique de pain ». Tipo unico di pane, voilà ce que l’on entend de la gare à la place où Garibaldi sur son cheval semble plus vivant que jamais. Autour de ce socle, le journal en main, des hommes discutent. On voit à Paris, sur les boulevards, de pareils rassemblements, quand il se passe de grands faits. Il y a un groupe et un orateur au milieu. L’orateur de la place de Gênes dit : « Ce n’est pas encore un coup de canon, mais c’est un coup de cloche. » Un membre du groupe lui répond que ce n’est qu’une précaution. « Precauzione ! precauzione ! reprend enflammé, l’orateur, vous verrez quand les neiges seront fondues si ce n’est qu’une précaution. » Je rentre dans un « caffe » tout blanc. Le garçon est habillé de blanc. Mon but, je vous l’ai dit, n’est pas de faire parler des ministres. Ce que je veux connaître c’est l’opinion qui court. Ce garçon fait bien mieux mon affaire. Je lui tends le journal. Il ne l’avait pas. Il le lit avec intérêt et me le rend en disant : « si ». — Oui, mais oui quoi ? lui demandai-je. Il me dit que ça ne l’étonnait pas, que ce n’était qu’une suite. Ainsi on a supprimé des trains pour économiser le charbon. Vous ne savez pas ? Il me fait comprendre par son air qu’il n’y a que moi qui ne sais pas. Et les bateaux vont moins vite, pour la même raison. La cigarette que je tire lui remet un fait en mémoire. — C’est comme pour le tabac. Le gouvernement a fait ses provisions de tabac pour un an. Il ne le faisait, en temps ordinaire, que chaque mois. J’ai contrôlé. Il m’avait dit la vérité. Les garçons de café ne sont-ils pas d’ailleurs, comme les coiffeurs, les véritables gazettes du peuple ! Dans la Galerie de Milan Le lendemain à midi j’étais à Milan. À partir de Gênes, pendant plus d’une heure, les villages et les champs qui bordent la voie ont une couche de neige de trente centimètres au moins. Un soleil pur tombe sur elle et la rend scintillante. Les yeux qui la regardent sont éblouis, si bien que l’on est forcé de fermer un instant les paupières pour retrouver après la vue. « Quand les neiges seront fondues ! » Le soleil chauffe bien, mais on a envie de l’invoquer pour qu’il chauffe davantage encore. À Milan, le passager a beau tourner de tous les côtés, il tombera toujours à la Galerie, comme après mille méandres le fleuve va à la mer. C’est sous la Galerie que je me suis assis pour entendre les propos. Ils sont tous sur la guerre. L’opération de Dardanelles passionne. Leurs journaux donnent la première place aux nouvelles qui s’y rapportent. Notre action en Orient a remué l’Italie. J’ai pour voisin, prenant un café, un homme jeune. Il a l’amabilité de m’adresser la parole. C’est un avocat de Milan. Il me dit : — Il fait beau, ce dimanche, c’est un des derniers dimanches de paix, il faut en profiter. Je lui demande si c’est ici une certitude que l’Italie interviendra. Il s’étonne que je lui pose cette question. On ne sait donc pas partout que l’Italie fait ses derniers préparatifs ? Mon avocat est officier de réserve. — À ce titre, me dit-il, j’ai reçu en moins de trois semaines trois notes de service. La première me commande d’acheter un revolver d’un type déterminé et de m’exercer immédiatement à le manier ; la deuxième de vérifier mon équipement et de le compléter s’il est besoin ; la troisième de laisser mon adresse si je m’absente même pour deux jours. Il ajoute : — Nous savons bien qu’il faut intervenir. Un marché nous répugnerait. Il y a foule sous la Galerie, foule lente des dimanches, sortie pour se promener. On ne parle que de la guerre. « L’attaco ai Dardanelli ». « L’attaco ai Dardanelli » est la phrase qui saute de tous ces promeneurs. Mon avocat sourit : — Savez-vous comment on appelle Giolitti ? Il était très populaire avant d’être le chef des neutralistes, aujourd’hui il a perdu les trois quarts de son vernis. Dans une déclaration il avait affirmé à la Chambre que sans intervenir l’Italie pouvait obtenir parecchio. Parecchio veut dire beaucoup. Depuis nous l’appelons : l’honorable parecchio. À l’heure du dîner, malgré mon habit des champs, je suis entré dans un restaurant lumineux où l’on ne s’attable guère qu’en habit de soirée. Un dame élégante, qui goûtait d’un mets du bout de sa fourchette, priait son mari, avec un sourire retenu, de regarder en face la façon dont mangeait le « doctor » Heine. Il n’était pas nécessaire de l’entendre nommer pour reconnaître qu’il était allemand. La dame s’amusait beaucoup de le voir faire un tel effort des mâchoires à seule fin de broyer des pâtes. Le « doctor » avait imité ses compatriotes. À la mobilisation les Allemands de Milan ont tous pris le chemin de l’Allemagne. Peu à peu ils sont revenus à Milan. Le prince de Bulow est l’ambassadeur auprès des personnages. Les « doctors » sont les représentants de l’empire dans les grands restaurants. — Ces messieurs, en effet, me dit le garçon en me désignant correctement à une autre table un Allemand et sa famille, ces messieurs sont de retour. À la sortie, les crieurs du Corriere et du Secolo beuglent encore plus fort qu’hier ceux de Gênes. Ils ont souligné une nouvelle à l’intérieur du journal. C’est l’annonce du corps de débarquement français concentré en Afrique du Nord. Les conversations des Milanais s’animent : « Dardanelli, Dardanelli ! » À Venise Ce matin, sur la route de Venise, dans le train, un lieutenant est dans mon compartiment. À Vérone nous commençons d’échanger des journaux. À Padoue nous sommes debout dans les couloirs et regardons, tout en causant, la campagne, cette fois, sans neige. Le lieutenant va à Venise pour y faire des adieux. — Je crois que nous serons bientôt consignés, me dit-il. Nous autres, officiers, nous avons la conviction qu’à la fin de mars au plus tard, l’Italie tirera l’épée. Il sourit : — J’ai obtenu ces vingt-quatre heures de congé à temps ! Avant de partir à la guerre, il était de mon devoir de galant homme d’aller à Venise. Vous comprenez ? Le gondolier qui me prend à la gare ressemble à Léonard de Vinci. Ce vieillard qui vit sur l’eau est habitué au silence. Rien qu’à le regarder on comprend qu’à Venise on ne doit pas parler. Mais suis-je ici en pèlerin ? Pour ne pas le brusquer, ce n’est qu’après d’autres phrases que j’arrive à la guerre. Le vieillard ne sait pas. Il ne s’inquiète pas de si hautes questions. C’est sur son visage plus que dans ses brèves paroles que je comprends qu’il est loin de ces événements et que quoi qu’il arrive, il ne s’en rapprochera jamais. Dans les rio, au lieu de déclarations politiques, je n’entends plus que le bruit doux de la rame, et celui de ma montre. À la porte d’un café deux hommes distribuent des papiers sans lever les yeux, tellement il y a de mains pour les saisir. C’est un placard de quatre feuilles. Il a pour titre : « L’Italie aux Italiens ». À la quatrième page, la carte de l’Italie porte en plus, en parties guillochées, le Trentin, le territoire de Trieste et la Dalmatie. Les Vénitiens examinent le papier. Et posant le doigt sur le Trentin et Trieste ils disent : « Oui, ça et ça. » Ils trouvent que la Dalmatie, par surcroît, ce serait beaucoup. L’après-midi on distribue toujours les papiers. Les passants ne contemplent plus Venise. On pensera plus tard à la Beauté. Pour l’instant une seule chose importe : « L’Italie aux Italiens ». Place Saint-Marc quatre poteaux dépassent les coupoles de la Basilique. Chaque dimanche, à leur sommet, on hisse quatre drapeaux de la nation pour qu’à travers l’Adriatique, lorsque souffle le vent, ils fassent des signes à Trieste. Si l’âme d’un pays n’est autre que celle de son peuple, ces derniers dimanches de mars, le vent ne peut manquer de tempêter pour que la ville en exil apprenne par la danse des oriflammes que le jour est enfin arrivé.
Le Petit Journal, 16 mars 1915.

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