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Un Schubert si prévisible ?

Publié le 18 mars 2015 par Philippe Delaide

Vu l'engouement d'un certain nombre d'internautes et de critiques professionnels (ex : "Le jeu de David Fray est un bijou de lyrisme et de toucher, révélant la richesse mélodique unique de Schubert" - France Musique / ou la critique du site piano bleu), je me suis tout de même résolu à écouter son dernier enregistrement consacré de nouveau à Schubert. Autant être clair d'emblée : je n'ai jamais écouté David Fray en concert et ma seule écoute d'un de ses enregistrements date d'il y a un certain temps (cf. note du 25 avril 2009 consacrée au DVD du film réalisé par Bruno Monsaingeon sur David Fray, enregistrant trois concertos pour piano et orchestre de JS Bach avec le Deutsche Kammerphilharmonie Bremen).

En guise de conclusion de cette chronique, j'avais rédigé à l'époque : "Je dois avouer toutefois que sur la durée, cette imagination et énergie débordantes ont un caractère plutôt épuisant. La fébrilité imprimée par David Fray s'avère un peu fatigante après l'écoute des trois concertos. En outre, les options marquées qu'il prend, tant au niveau de l'accentuation de certains contrastes dans les phrasés, que du changement de tempo ou de rythme sont, à mon goût, quelquefois discutables."

Schubert Fray Fantaisie
A l'écoute du dernier enregistrement, six ans après, consacré à des œuvres tardives de Schubert, force est de constater, comme le souligne son partenaire sur la Fantaisie en fa mineur pour quatre mains, son ex professeur Jacques Rouvier, que le "chien fou" s'est assagi.

Le programme du disque comprend : la sonate N°18 en sol majeur D 894, la Mélodie Hongroise en si mineur D 817, l'Allegro in en la mineur, "Lebensstürme", pour quatre mains D. 947 et la fameuse fantaisie en fa mineur pour quatre mains D 940.

Aborder, quel que soit l'interprète, une nouvelle écoute de la sonate N°18 et de la Fantaisie à quatre mains en fa mineur, quand on dispose à l'oreille de respectivement Radu Lupu (certainement selon moi un des plus grands schubertiens avec Sviatoslav Richter) et de la fameuse version Perahia / Lupu, la barre est fixée très, très haut.

Le but d'une écoute n'est pas de tenter de comparer à tout prix, mais force est de constater que l'on a toujours une écoute forgée par une interprétation de référence jusqu'au jour où, une nouvelle apparaît comme une véritable révélation qui s'impose comme une évidence (cela m'est arrivé, pour reprendre le cas de Schubert, avec l'interprétation de la sonate N°16 en la mineur D 845 que j'ai écoutée tant de fois par Alfred Brendel, jusqu'au beau soir du 11 mai 2011 à Pleyel, où Radu Lupu, avec une prise de risque saisissante et un sens de la narration unique, a balayé d'un trait noir et franc cette empreinte que j'avais, marquée pourtant des années durant, par l'interprétation d'Alfred Brendel).

Ici, pour revenir à David Fray, rien de tout cela. Rien de bouleversant. Ce qui devient un peu plus gênant alors, c'est l'écart constaté entre la posture un peu "doctorale", affirmative dudit interprète dans son interview postée par Warner sur youtube qui donne l'impression d'une vision et d'un souffle lyrique si puissants et visionnaires (cf. vidéo ci-dessous) et... la réalité de l'interprétation qui est tout autre.

Tout ceci n'est finalement qu'anecdotique. Ce que l'on attend d'un artiste, c'est avant tout une démarche d'une certaine cohérence, dont les options esthétiques, même si on ne les partage pas forcément, peuvent se défendre.

Mon impression est que David Fray a tenté de marquer cet enregistrement sous le signe d'une certaine introspection, d'une forme de retenue, pour incarner la mélancolie qui imprègne les œuvres tardives d'un Schubert que l'on sait désespéré, derrière une fausse insouciance. Le pianiste prend le parti d'une certaine fluidité de la ligne, sur l'ensemble des pièces interprétées. C'est, à mon avis, malheureusement inapproprié sur la Mélodie hongroise qui perd quelque peu de sa substance, en gommant la rythmique propre à ces mélodies populaires, véritables danses. En cherchant le parti d'une élégance ou d'un lyrisme raisonné, ne passe-t-on pas à côté de l'essence même des ces pièces ? On frôle le hors-sujet. Il suffit d'une écoute comparée avec Alfred Brendel pour comprendre ce que je veux dire ici. Je ne suis pas d'accord avec la critique de piano bleu qui mentionne que "La courte "Mélodie hongroise", en perd presque sa mélancolie, ici emportée par une légèreté aérienne". Elle perd carrément son âme, pas seulement sa mélancolie.

Pour revenir aux deux pièces maîtresses, la sonate N°18 et la fantaisie à quatre mains en fa mineur, on reste dans la même intention. La sonate se déploie, linéaire, avec une subtilité de toucher qui peut frôler le maniérisme mais n'y bascule pas vraiment, par bonheur. On est dans la recherche du beau son, mais aussi dans le travers, si fréquent dans le peu d'écoutes que j'ai faites de cet interprète, d'un jeu qui rappelle certaines personnes dont on dit souvent par agacement qu'elles aiment s'écouter parler. Paradoxalement, si on ignorait ce que révèle la personnalité de David Fray, on pourrait même penser, inversement, qu'il y aurait une sorte de distanciation, de retenue, comme un aversion à la moindre prise de risque, quelque chose de convenu. Il y a tout de même quelques beaux moments fugitifs avec des couleurs intéressantes (ex : le fondu très réussi au minutage 02':54" du premier mouvement) et le troisième mouvement a souvent une certaine ampleur et une  respiration certaine.

Sur la Fantaisie, David Fray semble "embarquer" son vénérable professeur dans la même démarche. La complicité entre primo et secondo semble assez évidente et personne ne tire vraiment la couverture pour lui. C'est déjà un bon point, vue la personnalité du primo... Là encore, on est dans des sonorités très léchées, un certain sens du legato, une fluidité, clarté de la ligne certaines mais tout cela ne nous embarque pas vraiment tant les contrastes sont gommés. Schubert était un viennois. Même s'il souffrait et plongeait dans une mélancolie poignante, sa musique révèle admirablement l'âme viennoise, ce mélange singulier de rires et de pleurs. C'est un peu comme si les deux protagonistes faisaient de la musique française, où il est de bon ton de ne pas dessiner les traits et les ombres de façon franche mais en passant l'estompe un peu partout...

Pour conclure, ce Schubert est plaisant, en apparence séduisant par une volonté d'un toucher élégant et d'une retenue certaine, comme une forme de pudeur. Seulement ce n'est pas, pour ma part, le Schubert que j'aime car je ne le reconnais pas. Ses contradictions, ses tourments sont passés au lavis, au service d'un lyrisme de bon ton, un rien apprêté, qui ne vous embarque franchement pas. Le tout est certes visiblement réfléchi, pensé, propre, cohérent mais très balisé, et donc, presque à chaque mesure, tellement prévisible.

Je vous propose ci-dessous la vidéo de près de 14 minutes diffusée par Warner sur youtube. Ceci vous permettra de vous faire déjà une opinion :

Franz Schubert - Sonate N°18 en sol majeur D 984, Mélodie Hongroise en si mineur D 817, Allegro en la mineur, "Lebensstürme", pour quatre mains D. 947, Fantaisie en fa mineur pour quatre mains D 947 - David Fray - Jacques Rouvier - label Erato (Warner).


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