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[feuilleton] « Au fil du Narré »#1, une question d’Emmanuèle Jawad à Patrick Beurard-Valdoye

Par Florence Trocmé

 
Publication à partir de ce mercredi 1er avril 2015 d’un nouveau feuilleton, dans le cadre du travail entrepris simultanément par Poezibao et par remue.net, autour du « Cycle des Exils » de Patrick Beurard-Valdoye (dont le premier volume, Allemandes, est paru il y a trente ans).  
Patrick Beurard-Valdoye a donné le 6 mars dernier un récital à la Maison de la Poésie de Paris, suivi d’un débat passionnant mais peut-être un peu bref, d’où un sentiment d’inachevé. C’est sur ce sentiment d’inachevé que cette proposition a été bâtie : offrir à ceux qui étaient présents la possibilité de poser une (ou deux) questions à Patrick Beurard-Valdoye. Sur son travail en général, sur le Cycle des Exils, sur tel ou tel livre, sur sa démarche. En plus d’ouvrir des perspectives sur l’œuvre du poète, ce jeu de questions / réponses, cet entretien polyphonique devraient en apporter plus largement sur les arts poétiques, le travail de poésie, la création. 
 
Chaque mercredi, une question et la réponse de l’auteur. 
 
Première parution ce mercredi avec une question d’Emmanuèle Jawad.  
 
 
Emmanuèle Jawad :
Lors de votre entretien à la Maison de la poésie de Paris avec Pierre Drogi et Laurent Grisel, vous avez abordé la notion d'hétérogénéité en tant que caractère prégnant dans les arts poétiques contemporains. Cette hétérogénéité semble pouvoir se rapporter aux différents registres de référence des énoncés dans le texte poétique ainsi qu'à leurs agencements. 
Comment s'opère en amont, dans votre fabrique personnelle et inventive cette hétérogénéité ? Comment les procédés d'agencement de ces éléments hétérogènes sont-ils mis en œuvre ? (dans la suite chronologique du livre, section après section ou de manière plus éclatée?) 
 
Patrick Beurard-Valdoye : Cette hétérogénéité repose sur deux paradigmes.  
Que la forme - donc la prosodie - découle du projet.  
En est le corollaire.  
Qu'ensuite, le livre, dans sa structure, par sa composition ou plus exactement sa construction, est une forme à travailler dans sa complexité, à inventer selon la multiplicité des points de vue et changements d'échelle. On passe dans mes livres d’une zone en prose cadencée à une autre en versets, ou en vers libres, ou encore en vers métrés, etc. Mais la question du passage d’une partie à l’autre est en effet essentielle. Ce que j’appelle la théorie des ligatures.  
L'unité stylistique du livre ne correspond pas à mon état d’esprit. Elle me semble parfois d’ailleurs une survivance classique de l'industrie culturelle et des journalistes – qui sanctuarisent les formes inertes – qu’ils imposent comme allant de soi. Ce qui va de ce point de vue à contre-courant dans les Misérables, ce sont les incises, les stations. S’arrête la narration, et Hugo vous parle soudain de Waterloo. Et quelles pages ! Sans doute l’une des raisons pour lesquelles Baudelaire, puis Rimbaud, en parlaient comme d’un grand poème… 
C'est le parti pris du multiple plutôt que la monoforme. Je n'ai pas de style. J'ai des outils, des instruments et des méthodes, toujours reconsidérés, affinés, qu'il faut adapter ou abandonner, avec lesquels j'espère approcher des zones inexplorées. 
Les morphes coexistent pacifiquement. Dans ce brassage de schistes des réalités, aucun ne prévaut sur un autre. C'est une affaire de justesse et de contrastes pondérés dans l'élaboration du narré. La chronologie est déjouée par des nécessités plus impératives. Dans une phase finale les ligatures sous-jacentes sont davantage soulignées. Entre les passages « Ghérasim Luca » et « Jean Arp » de Gadjo-Migrandt par exemple, j'ai placé tardivement en exergue une lettre inédite de Luca à Arp.  
C’est surtout à partir de Mossa que l’hétérogénéité s’affirme. Mossa : l'épopée de la Meuse. Vu d'avion, le bassin fluvial apparaît dans sa continuité. À l'échelle des affluents, à nage de poisson donc, le principe de continuité est remplacé par celui de bifurcation. Ce concept qui gouverne l'ensemble du Cycle des exils, je le dois à la réflexion d'Ilya Prigogine et Isabelle Stengers à partir de la thermodynamique. J'ai compris grâce à leur Nouvelle Alliance que l'idée de rupture n'est pas opérationnelle. Celle de bifurcation est plus le reflet de notre temps historique, de nos modes de vie et de création. Les révolutions artistiques ne semblent tables rases qu'au moment de leur déclenchement. Avec le recul historique, elles demeurent rupture d'un point de vue seulement conservateur, pour effrayer un peu plus le public.   
Une bifurcation narrative fut par exemple, dans le Narré des îles Schwitters, quand j'ai repéré que Fridtjof Nansen me suivait avec insistance. J'ignorais tout de cette figure de l'humanitaire. On raconte que lorsqu’il entrait dans une salle de conférences, tout le monde retenait son souffle. Il est devenu, malgré moi, l’un des protagonistes du livre. Dans l'un de nos entretiens Florence Trocmé voit de la sérendipité dans ma démarche. 
Une fois un ouvrage achevé, il y a un axe ou un bloc que je souhaite développer selon un autre angle, avec d'autres points de vue. C'est moins la suite, qu'une reprise ou variation qui mène ailleurs. Un protagoniste dans « la Traversée des élans » de Gadjo-Migrandt est Stefan Wolpe. Je m'y suis penché quand j'accumulais les témoignages sur Kurt Schwitters, et que celui du compositeur m'a semblé exceptionnel. Je devais faire halte pour l'accompagner dans ses quatre exils. Et inventer une partie de mon livre qui en soit le reflet. 
Ce que j'ai lu à la Maison de la Poésie est extrait d'un long poème en prose sans ponctuation. C'est un désir de développer une énergie toute différente de celle de « la Traversée des élans » faite d'une myriade de strophes, sophistiquée d'un point de vue typographique, et où cinq signes de ponctuation ont dû être créés, en collaboration avec la designer Clara Debailly. S'il n'y a pas désir de faire ici le contraire, il y a certainement celui de ne pas m'installer dans la maîtrise (je l'espère) ; de sillonner dans de nouvelles ornières ouvrant des galeries. Cela demande souvent de longs réglages. C'est insensé comme parfois l'évidence peut se dissimuler si longtemps. L'hétérogénéité, c'est finalement aussi la garantie que je ne vais pas m'ennuyer...  
On ne peut certes pas dire de mes livres : "Ça se lit bien". Il m'arrive de rêver que le livre devienne moins un produit de délassement, plus un medium invitant à de nouveaux rapports aux savoirs. Un livre a du volume. En temps de crise permanente, un poète est le fou sans roi. Nos ouvrages redeviennent peut-être ce qu'ils furent à l'époque d'Erasmus pour s'affranchir du scolastique et des fondamentalismes. Vanité sans doute... 
 
©Patrick Beurard-Valdoye & Poezibao 


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