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Le rapport choc sur les autoroutes que le gouvernement a préféré enterrer

Publié le 11 avril 2015 par Blanchemanche
#autoroutes #Autoritédelaconcurrence

Un document pointe l'opacité des sociétés d'autoroutes dans l'attribution des travaux de voierie. Curieusement, le gouvernement, en plein bras de fer sur les tarifs des péages, n'en a jamais fait mention.


La lumière des phares de voitures sur une autoroute (JOCHEN ECKEL / picture alliance / Picture-Alliance)La lumière des phares de voitures sur une autoroute (JOCHEN ECKEL / picture alliance / Picture-Alliance)
Pour trouver, il faut savoir ce que l'on cherche. En ligne, tapez : "Commission nationale des marchés des sociétés concessionnaires d'autoroutes". Vous tomberez sur une page du site du ministère de l'Ecologie. En-dessous d'un petit texte de présentation, il y a un lien permettant de télécharger le "rapport d'activité de l'année 2013". Ne cherchez pas les versions des années précédentes, elles n'ont jamais été publiées.Le rapport éclaire d'un jour nouveau l'accord qui vient d'être signé entre les autoroutiers et l'Etat. Il montre que le gouvernement détenait un autre levier que celui qu'il a choisi d'exploiter médiatiquement lors des négociations. Car la vente des sociétés d'autoroutes aux groupes Vinci, Eiffage, Abertis et Macquarie, décidée en 2005 par Dominique de Villepin, ne consistait pas uniquement à leur confier les recettes des péages.L'Etat leur a aussi transféré le pouvoir d'organiser les marchés d'appel d'offres pour les travaux de voirie, d'entretien, de rénovation et de services, qui sont financés par des hausses de tarifs aux péages. Et il n'a pas réussi à contrôler les conditions dans lesquels ces marchés étaient passés. Pour autant, cela n'a pas empêché le gouvernement de donner son aval, jeudi 9 avril, à un plan de travaux supplémentaires de 3,2 milliards d'euros sur trois ans.cnmExtrait du rapport d'activité 2013 de la Commission nationale des marchés des sociétés concessionnaires d'autoroutesLe document fait vingt-deux pages. C'est plutôt court, vue l'ampleur de la mission de cette Commission nationale des marchés (CNM). Elle doit "veiller au respect, par les sociétés concessionnaires d'autoroutes, de leurs obligations en matière de passation et d'exécution des marchés de travaux, de fournitures et de services". Autrement dit, elle doit vérifier que les milliards d'euros versés par les automobilistes aux péages pour refaire la chaussée servent à cela et rien qu'à cela.Fin 2005, lors de la privatisation des sociétés d'autoroutesle Conseil de la concurrence avait alerté sur le fait que Vinci (qui achetait ASF et Escota) et Eiffage (qui achetait APRR et Area) étaient des groupes de travaux publics, et qu'ils pourraient être tentés de profiter de leur nouvelle position pour remplir les carnets de commande de leurs propres filiales.L'ancêtre de l'Autorité de la concurrence avait alors appelé à mettre en place des garde-fous dans l'attribution des travaux qui, jusqu'alors, était assurée par la puissance publique. Car l'absence de concurrence honnête peut faire grimper les tarifs aux péages, que tous les automobilistes trouvent aujourd'hui trop élevés. 

Des marchés opaques

Dans le rapport 2013 de la CNM, certains passages en gras témoignent de sérieux dysfonctionnements de ce système de contrôle :
  • Des marchés non-contrôlés
Contrairement aux autres, ASF, Escota (Vinci), APRR et Area (Eiffage) estiment qu'elles n'ont pas à rendre de compte pour les marchés de travaux dont le montant est inférieur à 2 millions d'euros. En accord avec la loi, la CNM leur a demandé avec insistance d'en produire la liste. En vain. Dans ces conditions, impossible de s'assurer qu'un marché, dont le montant était supérieur à 2 millions d'euros, n'a pas été découpé en plusieurs petits marchés de moins de 2 millions d'euros, afin de passer en-dessous du radar de la commission interne.
  • Des prix surestimés ou inconnus
Autre hic : l'appréciation du niveau des prix. Escota et ASF (Vinci) n'ont produit aucun document en 2013. Contrairement à toutes les autres sociétés. ASF n'en avait pas non plus produit en 2012. Impossible donc de savoir s'ils sont raisonnables. Les documents qu'APRR et Area (Eiffage) ont transmis montrent qu'elles surestiment les prix.
  • Des contrôleurs pas si indépendants
En annexe, on trouve notamment la composition des commissions internes à chaque société d'autoroutes, dont le rôle est de contrôler le respect des règles d'attribution des marchés. Elles sont censées être composées en partie de "personnalités qualifiées indépendantes", dont la CNM livre la liste : on y retrouve en fait un grand nombre d'actuels et d'anciens hauts-responsables des sociétés en question.
  • Des coûts qui explosent mystérieusement
Et puis il y a les avenants. Les contrats entre les sociétés d'autoroutes et les entreprises de travaux sont parfois complétés après le début des travaux par des avenants d'un montant très élevé, de plus de 15% de la valeur initiale du marché, et parfois jusqu'à 52%. Là encore, les connaisseurs expliquent quelle fraude cela pourrait révéler : la société d'autoroutes dit à l'entreprise à laquelle elle veut attribuer le marché de proposer un prix très bas pour gagner dans les règles, puis, afin qu'elle réalise une marge, lui verse une compensation durant le chantier, en surévaluant la quantité ou le montant des travaux supplémentaires...
  • Heureuse Cofiroute
Enfin, cerise sur le gâteau, si grosse qu'on ne la voit pas : la société Cofiroute, propriété de Vinci, n'est tout simplement pas concernée par le champ de la Commission nationale des marchés ! Au prétexte qu'elle n'a jamais été publique...

Au gouvernement, silence radio

Ce qui est étonnant, c'est le silence du gouvernement. Le président de la CNM, Christian Descheemaeker, magistrat à la Cour des comptes, a remis son rapport à ses ministres de tutelle et leurs secrétaires d'Etat - Ségolène Royal et Alain Vidalies aux Transports, Michel Sapin, Emmanuel Macron etChristian Eckert à l'Economie et aux Finances - en juillet 2014. Et il a demandé, à plusieurs reprises, à ce qu'il soit publié. Pendant de longs mois, le gouvernement l'a ignoré. Christian Descheemaeker a aussi été auditionné par le groupe de sénateurs qui a travaillé sur les autoroutes.Depuis un an, la majorité mène avec les autoroutiers un bras de fer sans précédent, à coup de déclarations médiatiques fracassantes contre les profits qu'ils réalisent aux péages. Mais les manquements aux règles élémentaires de transparence sur l'attribution des marchés ne sont presque jamais dénoncés. Pourtant, même s'ils ne constituent en rien des preuves de fraudes, les conclusions du rapport font peser une forte suspicion sur les sociétés d'autoroutes. Pourquoi ne pas avoir demandé une enquête approfondie ?Les cabinets des ministres de tutelle de la CNM n'ont pas répondu à nos sollicitations. En aparté, les membres du gouvernement bottent en touche. "Je ne connais pas le dossier", dit un ministre pourtant très proche dudit dossier. "C'est encore d'actualité", glisse le conseiller d'un autre. "Vous ne savez pas tout...", dit un autre ministre.

Les petites entreprises "ont peur"

Il semble que les manquements pointés dans le rapport durent depuis des années. Comment expliquer que personne n'ait alerté les autorités ? Les petites entreprises qui se sentiraient victimes d'éventuels appels d'offres déloyaux ne déposent presque jamais de recours, contrairement à d'autres secteurs. "Elles ont peur de ne plus être sélectionnées par les sociétés d'autoroutes dans aucun autre appel d'offre", explique un connaisseur. La Fédération nationale des travaux publics, qui les représentent aussi, n'a pas souhaité répondre à nos sollicitations.Mais du côté de l'administration, il n'y a pas non plus de procédure. Des agents de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) siègent pourtant dans les commissions internes à chaque société d'autoroutes, dont le rôle est de vérifier le respect des règles d'attribution des marchés. Et ils transmettent leurs avis à leur hiérarchie.La Direction générale de la concurrence, elle aussi, se garde bien de communiquer sur le sujet. Elle renvoie vers la discrète Commission nationale des marchés, dont les précédents présidents n'avaient jamais demandé la publication de leurs rapports d'activité.

Evincé du débat public

En fait, le rapport 2013 de la CNM n'est pas passé complètement inaperçu. Dans son propre travail sur la rentabilité des péages, publié en septembre, l'Autorité de la concurrence y fait référence. C'est même une des sources d'un volet très approfondi qu'elle a consacré à l'attribution des marchés par les sociétés d'autoroutes. Mais là encore, presque aucun politique n'a souhaité appuyer sur cet aspect du dossier.La question du contrôle de l'attribution des marchés s'est retrouvée comme évincée du débat public. L'attention s'est portée exclusivement sur les formules d'augmentation des tarifs et sur la taxation des profits des sociétés.Même les 152 députés qui ont signé la proposition Chanteguet, une quasi-nationalisation, et qui étaient donc les plus remontés contre les autoroutiers, n'ont dénoncé que les hausses de tarifs programmées. Les quelques parlementaires qui se sont intéressés aux marchés de travaux n'ont obtenu aucune réponse de l'administration de Bercy.

Un hasard de calendrier ?

Autre singularité : le rapport de la CNM a été publié - avec six mois de retard - le 6 février 2015. Deux jours avant, les sociétés d'autoroutes déposaient des recours en justice notamment pour faire annuler le gel des tarifs des péages décidé unilatéralement par Manuel Valls fin janvier.Et le lendemain de la publication, François Hollande rencontrait Pierre Coppey, le président de Vinci Autoroutes et de l'Association des sociétés françaises d'autoroutes, pour l'inauguration de l'A89 dans son fief, la Corrèze. 
La solution ne peut pas être dans le contentieux, mais dans le règlement global, définitif de la gestion des autoroutes, dans la durée, je pense que dans les prochains jours nous trouverons la conclusion à ce processus", déclarait le chef de l'Etat.
Simple hasard de calendrier ? A moins que ce rapport ne soit une carte que l'Etat ait abattue discrètement afin de peser davantage dans les négociations avec les autoroutiers, pour les convaincre d'accepter un accord plutôt que d'aller au contentieux ? 

La loi Macron en réponse

Un des éléments de réponse réside dans la loi Macron. Dans son texte, le ministre de l'Economie a inséré tout un pan sur la question des marchés des sociétés d'autoroutes, en s'inspirant du rapport de l'Autorité de la concurrence.Il a notamment prévu de transférer le soin de contrôler les marchés des autoroutes à l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (Araf). L'intérêt réside notamment dans le fait que l'Araf est une personne morale et qu'elle peut, à ce titre, déposer une plainte ou mettre en demeure les sociétés qui ne sont pas transparentes sur l'attribution de leurs marchés.La question reste de savoir si l'Araf, déjà bien occupée avec les trains, et bientôt avec les autocars, aura les moyens de mettre en oeuvre des contrôles au sein des sociétés concessionnaires d'autoroute. Le sujet est notamment évoqué au Sénat, où l'on examine la loi Macron cette semaine. Si elle dispose de moyens, cela signifie que le gouvernement a l'intention de contrôler sérieusement l'attribution des marchés de travaux par les sociétés d'autoroutes. Donald Hebert Ce que préconise l'Autorité de la concurrence
"S'agissant des marchés de travaux des sociétés d'autoroutes, il apparaît nécessaire de préserver les conditions d'une concurrence équilibrée dans les appels d'offres que celles-ci organisent", dit l'Autorité de la concurrence, qui recommande dans son rapport de septembre 2014 : 
- l'abaissement à 500.000 euros du seuil de mise en concurrence, actuellement fixé à 2 millions d'euros ; 
- la transmission aux commissions consultatives des marchés des avenants excédant de 5% le montant initial du marché ; 
- d'appliquer à Cofiroute les mêmes obligations de mise en concurrence que celles auxquelles sont soumises les autres; 
- la possibilité pour la Commission nationale des marchés des sociétés concessionnaires d'autoroutes de saisir le juge administratif d'un appel d'offres dont elle estimerait la légalité douteuse.   Le rapport d'activité de la Commission nationale des marchés :publié par NouvelObs.comPublié le 10-04-2015Par Donald Heberthttp://tempsreel.nouvelobs.com/economie/20150407.OBS6632/info-obs-le-rapport-choc-sur-les-autoroutes-que-le-gouvernement-a-prefere-enterrer.html

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