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Le chevelu

Par Montaigne0860

Je n'ai pas souvenir que maman ait passé sa main dans mes cheveux. J'en conçus derechef la riche idée d'une calvitie précoce que j'entretins avec soin et une tondeuse électrique. J'en conclus également que cette femme n'était pas ma mère. Les cinq doigts d'une mère sont en effet les dents d'un peigne naturel et il va de soi que promenant sa petite tête dans la maison, l'enfant sent souvent la paume aimantée se promener sur le dessus de son crâne bouclé. Il n'en fut rien.

Il m'arriva souvent a contrario de passer près de son corps et, redoutant sa giroflée à cinq branches, de lever mon bras droit, coude en avant, pour protéger mon visage, ce qui provoquait sa rage et suscitait la gifle socialisante : " Tiens, tu ne l'as pas volée ". Argument et gifle étaient imparables.

Je fis ainsi des économies de coiffeur ; l'autre avantage est qu'on ne souffre pas de la maladie du retour (nostalgie). Flotte en effet dans ma mémoire une grise odeur de graillon que l'iode marin fut seul à même de chasser à coups de vent. Ce fut ainsi que je rêvai bateaux à voile, amours splendides, îles bienheureuses.

Le flot allait sous mes pas comme on le dit d'une paire de chaussures et le " Vous allez bien ? " du capitaine valait en réponse : " Comme un poisson dans l'eau ". Je marchais sur le pont, tête au zéphyr, récoltant, avec les déjections des mouettes, d'éprouvants coups de soleil sur le crâne et les joues (ceux-ci me rappelant celle qui n'était pas ma mère).

Il y eut des houles et du vomi. Hors du bastingage, la bouée de sauvetage se pressant comme des seins délicieux contre mon torse un peu velu, je régurgitai dans le sens du vent la bonne bile des grands errants. Il est bien connu que les navigateurs ont le mal de mer comme Gustave Eiffel, enfant, avait le vertige.

Deux fois je fis le tour du monde, la tête rasée comme un globe, ce qui me valut le sobriquet de " chevelu ". Les marins, désocialisés, ont toujours cet à peu près où l'humour le dispute au mauvais goût. Mon expérience me souffle que les alizés n'y sont pour rien, ni l'iode qui guérit les idiots, ni les poissons volants qui se moquent subtilement des oiseaux. Simplement, les marins ne peuvent être à la fois à l'école et sur la mer.

Je visitai des villes, du moins les premières années. J'étais curieux de voir d'autres mœurs, mais les ports grouillaient de mères qui giflaient leurs enfants et de chauves qui, tête basse, aspiraient au large pour relever la nuque. Rien de bien nouveau.

Peu sujet au vertige, on me plaça bientôt à la hune, mes yeux étaient dégagés de toute mèche importune et par ailleurs mes bras de gringalet n'avaient aucune utilité pour hisser le foc ou amener la grand-voile. Au haut du mât, je criais " Oh ! Oh ! " quand je voyais la terre et si je passais la main sur mon crâne chauve le capitaine comprenait que la terre en question ne recelait aucune richesse digne d'aborder. Je me trompais rarement.

Je faisais l'adoration des dames. Dès que notre navire était ancré au port, les premiers marins étaient assaillis : " Vous n'avez pas vu le chevelu ? " Ils ne trouvaient pas ça drôle et au retour des virées, l'alcool aidant, ils me poussaient parfois jusqu'à me jeter par-dessus bord. Je luttais bravement mais dans mon for intérieur je leur donnais raison : je payais bien les dames car si l'une d'elles refusait de me caresser le crâne, je lui accordais un supplément plus que généreux. De port en port elles s'étaient passé le mot et refusaient d'emblée la caresse du crâne pour jouir de l'obole complémentaire.

" La vigie est un tendre, se murmuraient-elles entre elles. Il est différent. Profitons 'en ! " Et le temps passé à terre se résumait en robes dégrafées et en soutien gorges - parfois ornés d'étranges bijoux - lentement ôtés. Les après-midi passaient comme la houle. Je leur restituais dans mes bras la barcarolle tranquille des lointains salés et, défaits d'orages, nous dérivions sur des draps douteux dans une odeur de fuel qui me rappelait la cuisine de maman (qui n'était pas ma mère). Mon crâne était au centre. C'était bon.

L'hiver, dans des criques mignonnes, j'eus pour moi les ciels rouge sang, puis en mai les magnolias en pleurs - le rose déchu s'enlisait déjà en couches noires - et en septembre les poires jaunes du milieu de la vie. Les décennies filèrent, avec elles le tissu de mon temps. Paume contre joue, je lus du bout des doigts mon visage vieillissant, ridules, sillons, plis et replis, rien ne m'échappait plus de la hune où seul je me balançai enfin avec mélancolie.

A l'époque des cheveux blancs, il me vint l'envie d'y voir plus clair : maman était morte, elle ne risquait plus de ne pas me passer la main dans les cheveux. Je laissai courir ma coiffure au long des tempes, filles du temps ; un matin d'aube pincée, immaculée, le navire s'arrima au pays de ma langue.

Une dernière fois je descendis de ma hune, touchai mes ultimes deniers en billets, chassai les quelques dames qui me voulaient du bien et repris le chemin du pays. A la rame, barque silencieuse. Le chien du village, comme il se doit, me reconnut le premier. J'étreignis une femme qui se disait la mienne. J'adoptai ses deux enfants et passai une main dans leurs cheveux, l'un après l'autre, tous les matins, les peignant de l'autre main à l'aide d'une brosse grave et résistante. Ce fut un de mes derniers grands plaisirs.


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