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Le fond de l’air est rouge

Publié le 23 avril 2015 par Pantalaskas @chapeau_noir

« De rouge à rouge »

Difficile, quand on entre dans la galerie Jean Brolly à Paris, de ne pas être saisi par l’œuvre de Bernard Rancillac reçue presque comme un coup de poing dès le premier regard dans cet espace. Il faut dire que l'immense polyptyque inscrit en lettres d’or dans la langue de Mao sur fond écarlate occupe totalement le mur disponible de la galerie et ne pouvait être accroché qu'à cet endroit.

Rancillac vive

« Vive la révolution populaire de Chine » 1966 Bernard Rancillac

Le « Vive la révolution populaire de Chine » de 1966 de Rancillac doit être évalué, me semble-t-il, à l'aune d'une époque où l'idéologie révolutionnaire maoïste, hors des frontières de la Chine, enflammait les esprits d'artistes et d'intellectuels à la recherche de leur propre révolution culturelle. En 1965 Claude Otzenberger a déjà tourné "Demain la Chine". 1967 voit arriver "La Chinoise" de Jean-Luc Godard qui veut « créer deux ou trois Vietnam au sein de l'empire Hollywood-Cinecittà-Mosfilms-Pinewood ». Mai 68 approche. Un peu plus tard Chris Marker filmera "Le fond de l'air est rouge".

Le rouge est mis

Mais comme un Bernard peut en cacher un autre, c'est Bernard Aubertin qui fait face à Rancillac à la galerie Jean Brolly. Le rouge est mis dans cette confrontation complice.
Ce jeu entre les deux artistes nous oblige à nous interroger sur ce rouge obsédant, envahissant. Incandescent, ce rouge qui nous ramène au feu et donc à  Aubertin.

« Monochrome rouge fait à la petite cuillère », 2012, acrylique sur toile, 150 x 100 cm et « Petit Livre Rouge brûlé », 2015, 12 x 18 cm /23 x 28 cm (détail)

« Monochrome rouge fait à la petite cuillère », 2012, acrylique sur toile, 150 x 100 cm et « Petit Livre Rouge brûlé », 2015, 12 x 18 cm /23 x 28 cm (détail)

On connaît l'obsession  pyromane de Bernard Aubertin : «Depuis 50 ans je brûle des livres pour faire table rase des liens du passé» dit-il. Ici, face à Rancillac, un mur de petits livres rouges brûlés, oppose une parole calcinée au texte flamboyant de Rancillac. S'ajoute à cet autodafé le rouge des séries récemment présentées à la galerie par Aubertin, notamment ces tableaux-clous d'un rouge vif obsédant. Rouge feu, rouge sang, rouge passion, rouge violence, cette déclinaison sans fin d'une vibration lumineuse creuse un sillon parfois abreuvé par le sang des révolutionnaires.
Deux façons de faire table rase se retrouvent ainsi illustrées dans l'exposition : d'une part le rappel par Rancillac de la période des gardes rouges chinois et d'autre part la position radicale d'un membre du groupe Zéro, Aubertin, portant la destruction par le feu au rang d'acte artistique radical. Je rappelais, lors de l'exposition d'Aubertin dans cette même galerie en 2012, que sa promotion de l'autodafé n' a pas pu être conçu, surtout en Allemagne, sans que revienne à l'esprit de l'artiste d'autres autodafés tristement célèbres :

Petit livre rouge brûlé Bernard Aubertin

Petit livre rouge brûlé Bernard Aubertin

Le 10 mai 1933, Goebbels  préside un autodafé sur l’Opernplatz de Berlin : vingt mille livres sont jetés au feu, la manifestation est retransmise en direct à la radio, scandée par des slogans édifiants :
- « Contre la lutte des classes et le matérialisme, pour la communauté du peuple et les idéaux de vie, je livre aux flammes les oeuvres de Marx, Freud, Tucholsky et Ossietzky,
Heinrich Mann et Erick Kästner... »   Outre Berlin, dix-sept villes universitaires organisent les bûchers. En cela, l'acte artistique de Bernard Aubertin ne fait pas "table rase des liens du passé." Il traine dans son sillage un lourd héritage.
Les Gardes rouge, eux, ont été les auteurs de terribles excès pendant la révolution culturelle, allant de la destruction systématique du patrimoine à l'humiliation publique, l'enfermement en « camps de rééducation » et parfois l'exécution des intellectuels . Cet héritage historique charge le rouge d'une symbolique pesante. Cette exposition-duo, voire exposition-duel  de deux artistes amis et de la même génération, mérite un recul  indispensable pour regarder dans l'Histoire les douloureux moments du rouge et du noir.

« De rouge à rouge »
Bernard Aubertin et Bernard Rancillac
du 02/04/2015 au 09/05/2015
Galerie Jean Brolly
16 rue de Montmorency
75003 Paris


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