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POUR UN DIALOGUE DES CIVILISATIONS, par Roger Garaudy (Québec,1981)

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit
C'est dans le cadre d'un Congrès mondial des sciences de l'éducation sur « L'école et les valeurs » que l'Université du Québec à Trois-Rivières organisait, en juillet 1981, un Forum international sur le thème « Pour un dialogue des civilisations».La stratégie se voulait simple : inviter à une même table ronde des participants reconnus et respectés sur la scène internationale pour leurs témoignages sur la valeur du dialogue et sur le dialogue des valeurs entre civilisations. Ce petit livre reproduit la transcription à peine retouchée de ces témoignages vivants. La leçon qui s'en dégage apprend que la valeur du dialogue est, pour la jeunesse surtout, la valeur première — valeur de don qui grandit par le partage et celui qui apporte,et celui qui accueille. Comme l'enfant ne naît pas au monde mais au monde de l'Autre, comme il doit apprendre dansla coïncidence avec l'Autre le repère de sa propre identité, l'éducation au dialogue est là pour montrer comment reconnaîtredans l'Autre non pas une différence qui isole, mais un rapprochement et un complément, non pas un obstacle qui scandalise mais une condition de croissance. C'est la réconciliation ultime entre toutes les civilisations qui est révélée dans l'éducation au dialogue où l'« apporter »signifie déjà le « recevoir ».
POUR UN DIALOGUE DES CIVILISATIONSpar Roger Garaudy
« La crise de l'éducation s'enracine dans la crise desvaleurs », indique le programme de ce Congrès. C'est là, mesemble-t-il, désigner le problème fondamental. Il importeraitpeu, en effet, de poser aujourd'hui un problème pédagogique,quel que soit son intérêt : celui de la place plus ou moinsgrande, dans l'enseignement, faite au latin ou aux mathématiques,à l'informatique ou aux sciences humaines, si l'on neposait d'abord la question majeure, celle des fins et non passeulement des moyens de l'éducation. Quel est le but, quelest le sens, quelle est la mission de nos universités et de nosécoles ? En fonction de quelle conception de l'homme etde son avenir peuvent-elles être conçues, restructurées et vécues? Tout système éducatif est à la fois le reflet et le projetd'une société.De quelle société notre système actuel d'éducation est-ille reflet ? De quelle société notre système d'éducationpeut-il être le projet ?Notre système actuel d'éducation est d'abord, pourl'essentiel, le reflet de la société qui l'a engendré, c'est-à-dired'une société dominée, depuis la Renaissance, par le modèleoccidental de croissance, par la conception de l'homme etla culture qui le sous-tend.L'idéologie « humaniste », à l'époque de la Renaissanceoccidentale, c'est-à-dire à l'époque de la naissance simultanéedu capitalisme et du colonialisme, avec ses « conquistadores »des nouveaux mondes et des nouveaux horizons intellectuels,a opposé ses ambitions prométhéennes à une foi qui s'étaitsclérosée en tradition et en ordre immobile. Cette idéologiehumaniste du XVIe siècle s'est muée, au XVIIIe siècle, enidéologie des « lumières » et du « progrès » ; elle s'est transformée,au XXe siècle, en idéologie de la « croissance ».Le modèle occidental de croissance peut se définircomme un système économique dont l'objectif principal estde produire et de consommer de plus en plus, de plus enplus vite, n'importe quoi : utile, inutile, nuisible, ou mêmemortel (comme l'armement devenu, avec 450 milliards dedollars de production annuelle, le moteur du système).La croissance est le « dieu caché » de nos sociétés. C'estun dieu cruel : il exige des sacrifices humains. La valeurfondamentale de cette religion, c'est l'efficacité, c'est-à-direl'accroissement du pouvoir de domination sur la nature etsur les hommes. Son culte exige une caste sacerdotale : celledes technocrates, c'est-à-dire de spécialistes se posant fortbien la question du comment, et jamais celle du pourquoi,la question des moyens et jamais celle des fins.Cette religion des moyens, de la volonté de puissanceet de la croissance, a naturellement ses dogmes, mais rarementformulés en clair : sa théologie est implicite. Elle n'enest pas moins contraignante, inquisitoriale lorsqu'on toucheau sacré, c'est-à-dire à ce « scientisme » positiviste qui estle contraire de la science. Le scientisme positiviste est cettesuperstition selon laquelle la science peut résoudre tous lesproblèmes, et selon laquelle il n'existe pas d'autres problèmesque ceux que les sciences posent et résolvent.Essayons de prendre conscience des dogmes de ce quej'appellerai la culture « faustienne » qui inspire tous nossystèmes éducatifs.Ce principe faustien s'est exprimé, dès la Renaissance,dans le « Faust » de Marlowe : « Homme, par ton cerveaupuissant, deviens un dieu, le maître et le seigneur de tousles éléments ». C'est déjà le programme de Descartes proposantà l'homme de devenir « maître et possesseur de lanature ». L'expression est significative : des rapports de« maître à esclave » et des rapports de propriété.Cette culture faustienne repose sur trois postulats :1 ) L a primauté de l'action, conduisant à considérer unesociété, d'Adam Smith à Saint-Simon et à Marx, comme unorganisme de travail et s'acheminant, à l'époque de sa démarche,vers une société de l'homme « unidimensionnel »,comme disait Marcuse, et comme la dénonçait la jeunessede 1968 : une société où l'homme, au service de la « mégamachine», tend à n'être plus que producteur et consommateur.2) L a primauté du concept. Tout ce qui n'est pas traduisibleen concept n'a ni réalité ni valeur. De Socrate à Descartes,de Hegel à Auguste Comte se poursuit cet appauvrissementde l'homme, mutilé de l'amour, de la beauté et de lafoi, de tout ce qui est irréductible au concept.3 ) L a primauté du «mauvais infini » comme disaitHegel, c'est-à-dire de l'infini purement quantitatif. L'hommeétant mutilé de son intériorité et de sa transcendance ne peutplus y découvrir la seule infinité véritable, celle de la création,humaine ou divine, et poétique toujours (poétique au sensvrai du mot). Alors il cherche l'infini dans la vitesse et lapuissance, même si c'est une puissance de destruction,même si cette vitesse est sans but. Le symbole de notresystème actuel de civilisation occidentale et de croissanceest sans doute un circuit de course automobile : des véhiculesqui vont de plus en plus vite, mais qui ne vont nullepart. Or les civilisations, comme les philosophies, ne meurentque par absence de signification et de but.Les philosophies occidentales présentent trois caractéristiquesessentielles :1 ) Elles sont réductrices, mutilant l'homme de ses dimensionsproprement humaines de l'intériorité, de la transcendanceet de la communauté, comme de l'amour, de labeauté et de la foi.2) Elles sont systématiques, c'est-à-dire que sous prétextede rigueur, elles prétendent faire comme si d'unevérité fondamentale découlaient toutes les autres. Ici encoreDescartes est le prototype avec son « cogito » : « je pense,donc je suis ». L'on ne saurait dire plus de sottises en aussipeu de mots : réduire le sujet au petit moi solitaire du « je » ;réduire la pensée au concept, son squelette blanchi. Etaccorder au « je » et à la « pensée » le seul mode d'existencequi leur soit inacceptable : celui de « l'être », qui leur seraitcommun avec l'objet.3) Ces philosophies occidentales sont non seulementréductrices et systématiques, elles sont dogmatiques, c'est-àdirequ'elles ont la prétention de s'installer dans l'être et dedire ce qu'il est, sans prendre garde qu'elles ont fabriquéde toutes pièces cet être et que, comme le disait magnifiquementle théologien Karl Barth : « tout ce que je dis de Dieuet de l'Être, c'est un homme qui le dit ». C'est-à-dire quelquechose de provisoire et d'approximatif, de symbolique et,pour un temps, fonctionnel et utile. En porte témoignagetoute l'histoire des sciences, et tout particulièrement celled'aujourd'hui, de la relativité à la physique des particules.Que faire pour sortir des impasses de ce modèle decroissance, de cette civilisation, et du mode d'éducationqui découle de cette conception du monde ? D'abord enfinir avec la suffisance et l'hégémonie de l'Occident, de sonmode de croissance et de culture qui nous conduisent à unsuicide planétaire. Croire que l'on peut changer la cultureet l'éducation séparément serait encore une illusion occidentale.C'est d'abord l'ensemble de nos rapports avec leTiers-Monde qu'il faut changer. Et d'abord l'idée mêmeque nous en forgeons.Économistes et ethnologues ont pris l'habitude, commeles politiciens, de classer les pays en « développés » et « sous-développés» selon leur ressemblance plus ou moins grandeavec nos sociétés occidentales.Résultat : la Révolution verte et ses semences miraclesaccroissent formidablement les récoltes de riz dans le Sud-Est asiatique pendant cinq ans, les techniques européennesdes labours profonds sont imposées à des terres d'Asie dontelles ensevelissent la petite couche d'humus; des engraischimiques voraces d'énergie sont recommandés pour unTiers-Monde sans pétrole, de plus en plus endetté, et qu'ilne peut plus acheter. Un rendement sans précédent destechniques occidentales de coupes de forêts, et c'est ledéboisement de l'Himalaya et les inondations du Bangladesh,l'extension du Sahara et les famines du Sahel. Cesont des progrès techniques incontestables. Et qui conduisentau chiffre jusqu'ici record de 50 millions de morts de faimen 1980, 85 millions d'ici dix ans. La sagesse des équilibresde l'homme et de son milieu pourrait épargner ce désordre.Mais ce serait pur obscurantisme. Car on n'arrête pas leprogrès !L'on pourrait multiplier ces exemples, caractéristiquessurtout des rapports de l'Occident et de ses multinationalesavec le Tiers-Monde, créés par une solidarité de culture entreles dirigeants des pays colonisateurs et les prétendues élitesoccidentalisées qui leur livrent leurs peuples : la Révolutionverte pour les féodaux, l'industrialisation et les armementspour les « collabos ».Pour mesurer tout l'espace humain évacué ainsi par lacivilisation et la culture occidentale et par leur systèmeéducatif, il est nécessaire d'évoquer les occasions perduesde l'histoire et les dimensions perdues de l'homme.Les malheurs, les reculs, les abandons, les appauvrissementsde la philosophie occidentale ont commencé avec lapremière sécession de l'Occident se séparant du reste dumonde et notamment de l'Asie, de l'Orient. C'est alors quenous avons commencé à être l'Occident, Abendland, lespays du crépuscule.Les philosophes présocratiques, de Thaïes de Milet àHeraclite d'Éphèse, de Xénophane de Colophon à Pythagorede Samos, dont aucun ne naquit en Grèce, mais en Asie,et dans ses îles, dans une satrapie de l'empire Perse, lieude brassage de la Chaldée et de ses mages, de l'Iran de Zarathoustra,de l'Inde et de ses sagesses visionnaires, de l'Egypteet de ses sciences sacrales, n'avaient jamais songé à séparerl'homme de la nature, la pensée abstraite de l'être, le moihumain d'un univers toujours en croissance et en naissance.Très significativement, la philosophie n'était pas séparée dupoème, toute philosophie étant épopée de l'être commedans les hymnes védiques, ou le Zend Avesta de Zarathoustra.Le concept n'était pas séparé du mythe et du symbolequi n'étaient pas signe extérieur, mais substance même dela métamorphose de l'être. Le Vie siècle avant notre ère futle siècle d'or de l'humanité : il vit fleurir à la fois Lao Tseuet Confucius en Chine, les Upanishads et le Bouddha enInde, les grands hymnes zoroastriens en Iran, Heraclite etThaïes en Asie Mineure. L'homme n'y était séparé d'aucunede ses patries : ni la nature, ni le divin, ni le poème commencéde l'univers et de sa propre vie.La première grande sécession de la pensée de l'Occidenta commencé avec Socrate pour se consommer avec Aristote.Socrate « cet homme anormal », disait Frédéric Nietzsche,anormal par sa prétention de réduire toute réalité au concept,a introduit la première fêlure et les premières ruptures,marqué la première sécession qui durera plus de vingt sièclesà partir d'Aristote.La première astuce fondamentale et mortelle de laphilosophie occidentale, c'est l'invention du verbe « être ».Qu'il s'agisse de la position des « essences » et des idées,avec Platon, ou d'une substance ou d'atomes avec les matérialistes,ou d'un mixte de l'un et de l'autre avec Aristote,l'on projette, derrière chaque concept, un « être » extérieurqu'il est censé refléter et dominer. Désormais :1°) L a vérité est séparée de la vie. Dans toutes les autrescivilisations, la philosophie est une manière de vivre. EnOccident seulement elle est une manière de penser. Pour unmoine Zen, pour un hindouïste, pour un soufi musulman,la vérité se mérite par une longue ascèse. Le petit moi égoïsteet partiel doit disparaître et laisser la place pour permettrela descente et la Visitation de la vérité. La philosophie occidentaleparle de « rigueur » en un sens de pure nécessitélogique, mathématique ou physique, comme si la connaissanceavait ses propres lois, indifférentes à la vie et au vivantqu'elle habite.2°) L a science est séparée de la sagesse. La science, entendueau sens le plus étroit, le plus technique, comme instrumentde la volonté de puissance de l'homme, aurait ses loispropres et serait à elle-même son propre but. Tout se passecomme si notre civilisation occidentale vivait sur ce postulatintouchable : tout ce qui est scientifiquement et techniquementpossible, est nécessaire et souhaitable. Cela doit s'accomplir,et toute critique en est sacrilège.La deuxième sécession est celle de la Renaissance : ellen'invente plus le mythe de l'être en soi, mais celui du moiinsulaire. Avec la Renaissance, son individualisme forcené,ses concurrences de marché et ses « conquistadores », l'expressionde cette politique et de cette économie, c'est Descartes,qui introduit dans le jeu philosophique ce nouveaupersonnage : le moi, le « conquistador » de la nouvellephilosophie, avec ses objectifs égoïstes et possessifs : « nousrendre maîtres et possesseurs de la nature » en fondant unephysique d'ingénieurs et de militaires. Comme l'écrit MichelSerres : « Le discours de la méthode est une science de laguerre ». Il est symbolique que le père de la philosophieoccidentale dite « moderne » ait été un officier de cavalerie,mercenaire des Habsbourg à la bataille de la MontagneBlanche.Cette philosophie occidentale sera désormais ce théâtred'ombres où s'affrontent sans fin deux fantômes : celui del'objet et celui du sujet. Idéalistes et matérialistes se battrontfurieusement sur ce faux problème de la primauté de l'espritou de la matière, nouvel épisode et nouvelle version desquerelles du sacerdoce et de l'Empire !Le sujet humain, ainsi coupé du reste du monde etabordé par les seules démarches qui ont montré leur efficacitédans la manipulation des objets de la nature ou biens'hypertrophie jusqu'à exister seul, ayant perdu le monde.Et c'est l'existentialisme, celui de Sartre par exemple, prétendantque « l'homme est une passion inutile ». Ou bienl'homme se dissout dans les structures, et l'on arrive à cetteautre définition, structuraliste cette fois, la définition d'Althusser: « l'homme est une marionnette mise en scène parles structures ».Dans les deux cas, il n'y a plus d'homme et par conséquent,plus de philosophie, ni même de besoin ou de désirde philosophie. Et Foucault proclame : « l'homme estmort ».Comment et pourquoi la philosophie occidentale enest-elle arrivée à cette impasse et à ce suicide ? À cette autodestruction?De cette agonie et de cette déroute de la philosophieoccidentale, ce n'est point ici le lieu de faire l'histoire, carnotre tâche n'est pas de prononcer des éloges funèbres oudes malédictions, mais de définir les nouvelles démarcheséducatives, celles qui peuvent nous aider à inventer l'avenir.Mettre l'accent sur les valeurs, c'est-à-dire sur la significationet les fins de l'éducation, me paraît exiger quatredémarches fondamentales : 1 ) instituer un véritable dialoguedes civilisations, non pas pour nier ou rejeter l'apport occidentalmais pour le relativiser; 2) mettre fin à la séparationde la science et de la sagesse, c'est-à-dire passer d'une philosophiede l'être à une philosophie de l'acte, 3) donner à lapratique des arts et à l'esthétique un rôle moteur dans l'enseignement;4) redonner à la culture et à l'éducation ladimension de la transcendance.1°) Le dialogue des civilisations est une nécessité primordialepour nous aider, par l'initiation aux autres cultures,à concevoir et à vivre d'autres rapports avec la nature, avecles autres hommes, avec l'avenir.Les rapports de l'homme avec la nature, depuis la Renaissance,se sont toujours établis dans une ambiance deguerre. La nature, depuis cinq siècles, en Occident, n'estconsidéré que comme un réservoir et un dépotoir : un réservoirde matières premières et un dépotoir pour nos déchets.Nous la détruisons aujourd'hui sous ces deux aspects.Dans la vision occidentale du monde, inaugurée parGalilée et Descartes, la nature nous appartient. Les culturesnon-occidentales, celle des Chinois de la peinture Songcomme celle des Indiens d'Amérique, « pieds nus sur laterre sacrée », nous rappellent que nous appartenons à lanature.Les rapports de l'homme à l'homme sont tels, dans lacivilisation occidentale depuis la Renaissance, que nos sociétésn'ont cessé d'osciller, depuis lors, d'un individualismede jungle à un totalitarisme de termitière, sans passer jamaispar ce rapport de communauté si évident dans l'Afriquetraditionnelle ou l'Islam à son apogée.Les rapports de l'homme avec l'avenir, avec un avenirconçu par le positivisme comme le prolongement du passéet du présent, a conduit, dans la « futurologie » positivisteà l'américaine, à une véritable guerre préventive contrel'avenir, à une colonisation du futur par le présent et lepassé. Il n'y a de véritable avenir, de véritable invention dufutur que dans la perspective d'une transcendance, c'est-àdired'une rupture et d'un dépassement tels que l'avenirn'est pas seulement la résultante et le produit des forcesdéjà à l'oeuvre dans le passé, mais l'émergence poétiquedu radicalement nouveau, de l'imprévisible et de l'improbable.Ainsi seulement, nous pouvons inventer l'avenir, unavenir qui n'est pas ce qui sera mais ce que nous ferons.2°) Ne plus séparer la science de la sagesse, c'est subordonnerl'organisation des moyens à une réflexion sur lesfins.Il existe un autre usage de la raison que celui descendantde cause en cause, de cause en effet : celui qui consiste àremonter de fin en fin, de fins subalternes à des fins plushautes, et qui, sans jamais en atteindre le terme, vise à l'unitésuprême qui assigne un sens à tout le reste.C'est seulement par la formation des enfants et deshommes à ces deux usages complémentaires de la raisonque la science et les techniques seront ordonnées à desfins supérieures à celles de la croissance et de la puissance,à des fins supérieures à celles d'un homme ou d'une sociétéqui seraient simplement une partie de la nature.Ainsi seulement nous rompons avec ce positivismemortel qui n'est rien d'autre que la prétention de décrire lemonde sans l'homme et qui, se prolongeant de scientismeen futurologie, ne voit dans l'avenir qu'une extrapolationdu passé. L'homme, asservi au fantôme de l'être, n'a niavenir, ni action : une pensée qui s'enferme dans les limitesd'une réalité prétendue donnée, enferme l'action dans leslimites de l'ordre existant.Le problème philosophique majeur de la réflexion surl'éducation, aujourd'hui, est celui du passage d'une philosophiede l'être à une philosophie de l'acte, du passage dupositivisme à une philosophie prophétique.J'entends par philosophie prophétique une philosophieayant pris conscience que la liberté est antérieure à l'êtreet sa source.Ce que nous appelons « l'être » n'est que le sillage figé,coagulé, cristallisé, d'un acte de création continue. C'estl'enseignement de toutes les sagesses du monde, à la seuleexception de la culture occidentale.J'entends par philosophie prophétique une philosophiequi ne soit plus une idéologie de justification de l'ordreexistant qu'elle assimile à l'être, mais une philosophie pourlaquelle le possible fait partie du réel comme pouvoir detransfiguration, et qui, par conséquent, nous propose desfins, des projets, des tâches pour inventer le futur.3°) Donner à la pratique des arts et à l'esthétique unrôle moteur et majeur dans l'éducation, c'est mettre aupremier plan l'acte créateur et la réflexion sur l'acte créateur,c'est-à-dire l'acte spécifiquement humain de l'homme. Lesarts et l'esthétique suscitent et ressuscitent les moments oùl'homme par la rébellion ou la prière, par l'amour, l'héroïsme,le sacrifice ou la création, franchit un seuil nouveau del'humanité. C'est une initiation, par le contact avec lesoeuvres de l'homme, à l'art d'inventer.Il n'y a pas d'éducation plus révolutionnaire que d'apprendreà l'homme à se tenir devant le monde non pascomme devant une réalité donnée, toute faite, mais commedevant une oeuvre à créer.Lorsque je parle de « révolution » je ne pense pas simplementau transfert de pouvoir. Une révolution, c'est, dans lavie d'une société, ce qu'est une conversion dans la vie d'unindividu : un changement des fins, du sens, des valeurs fondamentalesde la vie.4°) Donner à la culture et à l'éducation la dimension dela transcendance, ce n'est nullement sacraliser un ordreculturel et social au nom d'une religion, d'une confessionparticulière, d'un cléricalisme ou d'une théocratie.La foi que j'évoque, et la brèche de transcendance dontelle témoigne, peuvent être reconnues par un athée commepar un chrétien : cette foi, c'est d'abord le contraire dufatalisme, la certitude que l'on peut vivre autrement. Cettefoi, c'est le contraire de l'individualisme : la conscience quechacun de nous est personnellement responsable de l'avenirde tous les autres. Cette foi s'identifie avec une politique« à hauteur d'homme », c'est-à-dire avec l'exigence de fairede chaque homme un homme, un créateur; avec l'exigencede créer toutes les conditions économiques, politiques,sociales, culturelles, pour, — comme le disait Marx, — quechaque enfant qui porte en lui le génie de Mozart puissedevenir Mozart.Je ne conçois pas pour l'éducation, de but plus haut.Et cela suppose, par un dialogue des civilisations quirelativise la culture occidentale, que cette culture devienneune culture et une éducation conscientes de leurs postulats :il n'est pas possible à l'homme de s'installer dans l'être etde dire ce qu'il est — ce qui est la définition d'une éducationdogmatique. Tout ce que je dis de la nature, de l'histoire,ou de Dieu, c'est un homme qui le dit, c'est-à-dire quelquechose de provisoire, de révisible, de relatif — ce qui est lecontraire d'une éducation dogmatique; une culture et uneéducation conscientes de leurs limites : il y a plus de chosessur la terre et dans le ciel que la raison n'en peut contenir,,une culture et une éducation conscientes de leurs ruptures :il n'est pas possible d'enfermer la réalité dans la cage d'unsystème. La raison, comme l'homme, vit d'être inachevée.La transcendance, c'est cette ouverture et cet accueilau radicalement nouveau, c'est cette certitude que l'avenirn'est pas seulement la résultante ou le produit des forcesdéjà existantes dans le passé.Le propre d'une éducation digne de notre temps c'estde faire prendre conscience à l'homme que sa tâche d'hommeest de participer à la création continuée du monde, à l'émergencepoétique du radicalement nouveau. De faire prendreconscience à l'homme qu'un acte n'est pleinement humainet ne lui fait atteindre le sommet de sa vie que lorsqu'enlui l'acte poétique de création, l'action politique,de l'amouret l'acte de foi, ne font qu'un.

POUR UN DIALOGUE DES CIVILISATIONS, par Roger Garaudy (Québec,1981)

Han Suyin

« ÉDUQUER AU DIALOGUEDES CIVILISATIONS », pages 121 à 136 Mohammed Bedjaoui, HelderCamaraRoger Garaudy, Joseph Ki-ZerboAurelio Peccei, Han Suyinet Lucien Morin
LES ÉDITIONS DU SPHINXQuébec, Canada, GOS 2T01983
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