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Ils ont eu le courage de dire « non » : Les 100 familles quimpéroises en lutte contre le mal-logement (1950-1954)

Publié le 03 mai 2015 par Lepinematthieu @MatthieuLepine

   Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France subit une importante crise du logement. Des immeubles, des quartiers et parfois même des villes entières ont été détruits. Les dégâts sont considérables. Des millions de français sont à la rue. Une situation qui pousse des familles entières à s’entasser dans des logements étroits et vétustes. En 1954, un tiers de la population vit encore dans des logements surpeuplés qui pour la plupart ne possèdent pas l’eau courante. Vivre dans un logement décent est un luxe. Faire construire, un luxe de riches. Et pourtant, aux quatre coins de l’hexagone, des familles ne se résignent pas. S’inspirant des mouvements coopératifs nés dans les années 1920, elles décident de s’associer et de construire elles-mêmes leurs logements. C’est notamment le cas à Quimper, où en 1950, cent familles décident de suivre cette démarche originale. Quatre ans plus tard, une cité entière est née, la cité des Abeilles.

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Ils ont eu le courage de dire « non«  au mal-logement

   A Quimper (Finistère), comme dans le reste de la France, des ménages entiers se retrouvent dans le désarroi au lendemain de la guerre. A la pénurie de logements vient rapidement s’ajouter la flambée des prix de l’immobilier. Des millions d’ouvriers, d’employés, de petits salaires, souffrent du mal-logement. Si l’État met rapidement des mesures en place, création d’un ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (1944), d’une aide au logement (1948), d’une loi visant à plafonner les loyers (1948), celles-ci ne suffisent pas à engendrer un avenir meilleur pour ces familles.

Ainsi, face à la dureté du quotidien (logements insalubres, trois quart sans WC, 90% sans douche…) (1) et à l’incapacité de l’État à amorcer un changement massif et durable, certaines d’entre-elles décident de prendre leur destin en mains. C’est la naissance du mouvement coopératif d’autoconstruction des « Castors ». Celui-ci entend compenser l’incapacité des ménages à financer leur logement par leur investissement personnel sur le chantier. Par cette opération, le travail se substitue au capital (notion d’ « Apport-Travail »), ce qui permet de réduire jusqu’à 30% les coûts de construction.

Ainsi, des familles décident de se réunir afin de mutualiser leurs moyens et leurs forces dans le but de construire ensemble leur habitat. La première expérience significative de mouvement Castor vient de Pessac (région bordelaise) ou en 1948 des ouvriers se lancent dans la construction de 150 logements. Celle-ci va rapidement faire des émules.

Après avoir reconnu en 1949 le mode de financement par l’Apport-Travail, l’État lui ouvre deux ans plus tard le droit aux aides publiques ainsi qu’à des prêts. »Pour la première fois, dans une société où l’argent est roi, et où on ne prête qu’aux riches… l’État a accepté qu’un emprunt soit garanti, non pas par des biens matériels ou par des capitaux, mais par du travail ! C’est la victoire la plus importante de notre mouvement » (2).

Les différentes expériences de Castors, ainsi que la nouvelle législation, poussent un peu partout sur le territoire des ménages à se regrouper et à se lancer dans l’aventure de l’autoconstruction. A Quimper, nombreuses sont les familles qui subissent au quotidien l’insalubrité, le manque de confort et la menace des huissiers. Malgré les risques, les sacrifices et les incertitudes, cent d’entre-elles décident en 1950 de s’unir.

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« La garantie c’était notre volonté d’y arriver« 

   Lorsqu’en novembre 1950, le projet d’autoconstruction de leurs maisons est présenté aux quimpérois par l’association des Abeilles, nombreux sont ceux qui doutent. Cependant, malgré les appréhensions, cent familles se lancent dans l’aventure quelques semaines plus tard. Le jeu en vaut en effet la chandelle. L’idée de l’association est de permettre la construction de logements HLM pour les mal-logés de la ville. « La garantie c’était notre volonté d’y arriver » (3).

Il est demandé à chaque famille volontaire d’avancer 40 000 francs (anciens) et d’en verser ensuite 2 000 chaque mois pour que le projet puisse être viable. Ceux qui ne peuvent avancer une telle somme, font appel à la solidarité des amis, des voisins ou de la famille. Au-delà de l’apport financier, chacun doit s’engager à s’investir activement sur le chantier. 32 heures par mois et la moitié des congés doivent être consacrées à la réalisation de l’œuvre commune. Vie de famille, loisirs, fatigue, les sacrifices à venir seront importants, mais c’est un avenir meilleur que chacun se promet de bâtir.

Profitant de la solidarité de certains propriétaires terriens et des premières subventions, l’association, forte de l’engagement de nombreux ménages, acquiert rapidement un terrain. Une friche agricole de huit hectares est achetée sur le Prat ar Rouz (plateau de la Terre noire) en périphérie de la ville. Dès février 1951, les travaux peuvent ainsi débuter.

Il n’est pas encore question de construire de logements, le terrain doit d’abord être remanié. Les premiers mois sur le chantier consistent donc à déblayer, terrasser et niveler l’espace destiné à accueillir la future cité. « Cent maisons ne surgissent pas de terre d’un coup de baguette magique » (4). Le traçage des routes est ensuite effectué, à la pelle et à la pioche.

Pendant ce temps, un travail important se joue loin du chantier. En effet, grâce à la nouvelle législation, l’association des Abeilles, constituée en coopérative HLM, dispose de l’aide d’un architecte. Tout en tenant compte des volontés des familles, celui-ci doit faire respecter les normes en vigueur concernant le logement social, si les quimpérois veulent pouvoir bénéficier des aides de l’État.

Ainsi pendant, de longs mois, les plans de la cité comme ceux des maisons sont sans cesse remaniés, jusqu’à ce que l’agrément soit enfin délivré. Privilégiant des constructions en pierre plutôt qu’en béton, les volontaires décident d’ouvrir une carrière et de l’exploiter eux-mêmes. Bien que cela vienne amplifier leur masse de travail, pourtant déjà considérable, les castors souhaitent concevoir leur habitat tel qu’ils l’ont imaginé, peu importe les sacrifices. En mars 1952, la première pierre est posée sur le chantier en présence du préfet et de l’évêque.

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Construire ensemble pour tous, plutôt que chacun pour soi

   Au fil des mois, les volontaires enchainent les journées sur le chantier et la fatigue se fait de plus en plus ressentir. En effet, l’investissement sur le terrain vient s’ajouter aux journées de travail et il n’est plus question de se reposer le dimanche. Certains doivent même monter la garde la nuit pour surveiller le matériel entreposé. Des tensions apparaissent.

On accuse les uns de ne pas s’investir assez, les autres de fuir le chantier. Au sein des couples, les temps sont aussi difficiles. La vie de famille est sacrifiée. Cependant, bien que qualifiés d’inconscients et d’utopistes par certains, les quimpérois ne se résignent pas. Ouvriers, employés, fonctionnaires, chacun trouve sa place dans ce projet. Malgré les différences, politiques, religieuses ou culturelles, la fraternité et l’unité permettent de faire face à l’adversité.

Une caisse de solidarité est même mise en place pour aider les familles qui rencontrent des difficultés financières ou qui doivent affronter les aléas de la vie. Un véritable esprit communautaire permet de mettre les intérêts particuliers de côté au profit de ceux du collectif. La solidarité vient aussi de l’extérieur. Grâce au soutien des pouvoirs publics, les volontaires obtiennent le prêt de matériel et de machines.

Le chantier devient un lieu de rencontre et de partage. Le dimanche, femmes et enfants viennent y rejoindre les volontaires qui bâtissent la cité. « Les hommes ont appris à se connaître, à travailler ensemble, et comme le dimanche il n’y avait pas d’autre sortie que de venir ici avec les poussettes, les femmes ont commencé à se connaître entre-elles. On s’est pris d’amitié avec quatre, cinq, six familles et on faisait des sorties ensemble, des sorties mémorables » (5)

Si les hommes ne manquent pas de courage et d’investissement sur le chantier, le rôle des femmes n’est pas à négliger. « Elles ont la partie obscure du travail. On ne les voit pas, ni à la pelle, ni à la pioche, mais nous leur devons notre reconnaissance. Elles prennent un surcroit de fatigue pour que le mari puisse aller tranquille au chantier ou aux réunions » (6).

A la fin de l’année 1952, les premières maisons sont achevées. La cité commence à prendre forme. A partir de la carte du chantier, chaque famille se prononce alors sur le futur logement qu’elle souhaite intégrer. Emplacement, superficie, nombre de chambres, en fonction de ses propres critères, chacun est libre de choisir. Lorsqu’une maison est convoitée par plusieurs ménages, c’est au tirage au sort que la décision est prise.

Un an plus tard, le gros œuvre est enfin achevé. Cent maisons occupent dorénavant l’ancienne friche agricole. Il faut cependant attendre le mois de juillet 1954 pour que la cité des Abeilles soit inaugurée et que les premières familles puissent s’y installer. Après plus de trois ans de labeur et de sacrifices les quimpérois touchent enfin au but. Unis, déterminés, ils ont décidé d’être maitre de leur destin et y sont parvenus.

« Demain la cité va s’animer. Une communauté, née d’un chantier de travail libre, va tenter de se souder encore davantage. Tout un programme reste encore à accomplir. Cent volontés et un même cœur ont bâti la cité (…). Dans la vie de la cité, nous aurons à continuer l’œuvre de solidarité et de fraternité humaine que nous avons si bien entreprise ensemble (…). A ce prix seulement, notre expérience, au-delà du résultat déjà appréciable de loger convenablement les mal-logés, sera une réussite ». (7)

(1) Chiffres issues du recensement de 1954

(2) Propos d’Etienne Damoran (prêtre ouvrier de Pessac), recueillis en 1988 et cités dans l’ouvrage de Daniel Bancon, Les Castors de l’Alouette, 1948-1951.

(3) Témoignage d’un « castor » quimpérois, extrait du documentaire La cité des Abeilles.

(4) Extrait du bulletin de liaison « Essor », n°1. Cité dans 100 maisons, la cité des Abeilles.

(5) Propos de Hélène Moal, propriétaire d’une maison de la cité des Abeilles, recueillis par France 3, février 2015.

(6) Extrait du bulletin de liaison « Essor », n°8. Cité dans 100 maisons, la cité des Abeilles.

(7) Propos de François Boé (secrétaire de l’association des Abeilles) prononcés le 18 juillet 1954 lors de l’inauguration de la cité.

Principales sources :

– D. Le Lay, M. Boé, A. Horellou, 100 maisons, la cité des Abeilles, Delcourt, 2015

– Marion Boé, La cité des Abeilles, Candela Productions & France 3 Ouest, 2008


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