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Des élites délinquantes ? La recherche dévoile les non-dits

Publié le 21 mai 2015 par Rolandlabregere

L'ouvrage de Pierre Lascoumes et Carla Nagels, Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique, (2014), est construit sur une énigme sociologique. Pourquoi, au regard des affaires de délinquance économique et financière et celles de corruption impliquant des personnalités publiques, la dénonciation et l'indignation sont fortes alors que, dans le même temps, la recherche scientifique " peine à construire des analyses systématiques, à valider des connaissances et à stabiliser des modèles d'interprétation " ? (p.8). Pierre Lascoumes et Carla Nagels, constatent que " la déviance et la délinquance économique et financière sont un sujet marginal dans la production universitaire ". (p.119). Les " affaires " sont nombreuses, elles se succèdent à intervalles réguliers sans aboutir pour autant à un corpus de connaissances valides sociologiquement et socialement. Ce " déni socioculturel " (p. 8) est, selon les auteurs, à imputer à la chronologie des sciences humaines qui n'ont pas considéré les élites, et a fortiori les élites déviantes, comme un objet d'investigation.

Deux objectifs sont assignés à ce travail. Le premier concerne la représentation stéréotypée de la " déviance et de la délinquance des élites " qui seraient le fait d'acteurs extérieurs aux milieux de l'action publique et économique. Ceux-ci adopteraient des comportements délictueux en raison de dispositions individuelles ou à l'inverse parce qu'ils appartiendraient à des groupes sociaux convertis à ces comportements. Le second objectif de l'ouvrage est d'offrir un éclairage rigoureux sur la production scientifique majoritairement d'origine anglo-saxonne qui présente la caractéristique de mixer différentes théories. A partir de ces intentions, les auteurs ont conçu ce manuel comme une mise à plat des approches et des perspectives à l'œuvre dans le champ méconnu de la délinquance économico-financière.

Classiquement, la première partie du livre se présente comme un inventaire exhaustif des débats qui traversent les questions de la criminalité économique et de la corruption. Les auteurs apportent un ensemble de définitions et de concepts qui doivent permettre de saisir et de délimiter l'objet. A juste titre, ils estiment nécessaire de tenir le lecteur informé des controverses qui gravitent autour de la définition de l'objet de recherche et des questions majeures qui en découlent : faut-il aborder le sujet sous l'angle des acteurs ou sous l'angle de l'acte commis, quelles sont les transgressions concernées par la délinquance des élites, celles-ci sont-elles de nature individuelle ou organisationnelle, quelle hiérarchie peut-on constituer entre la déviance et la délinquance ? Ces questionnements sont explorés avec précision tout au long du chapitre 1. L'importance des transgressions économico-politiques est abordée au chapitre suivant. Il traite de la question des réactions sociales vis-à-vis des délits commis par les élites au regard des réactions concernant les atteintes dites de " droit commun ". Des travaux princeps de la première moitié du 20ème siècle (Morris, et surtout Sutherland à qui les auteurs confèrent le titre de " père fondateur de la discipline ") ont mis en évidence la faiblesse ou l'absence de réactions sociales qui contribuent à entretenir " un déni de dangerosité des déviances et dés délinquances des élites ". (p.55). Cette posture constitue, selon eux, une attitude collective " irresponsable dans la mesure où elle laisse se développer de vraies menaces contre l'ordre social ". (p.56). Pour préciser cette approche, les auteurs se réfèrent à Michel Foucault qui a montré dans Surveiller et punir (1975) que les déviances et délinquances des élites connaissaient un traitement de dédramatisation et de minoration. Elles seraient de ce fait lues comme des actes qui n'affectent que marginalement l'ordre public. Les auteurs identifient quatre clés de lecture (les perceptions des événements, les circuits du traitement de la délinquance, les modalités judiciaires, la portée sociale des décisions judiciaires) pour décoder les mécanismes à l'œuvre dans les réactions sociales vis-à-vis des pratiques délinquantes. Au terme de ce chapitre, nourri d'exemples issus de contextes multiples et faisant état de la diversité des positions, de la définition du phénomène de la déviance, de celui de la délinquance et de la réaction sociale qui en résulte, les auteurs concluent que la déviance et la délinquance des élites sont traitées par " un processus circulaire " (p.115) d'euphémisation qui s'appuie pour l'essentiel sur " le discours médiatique qui diffuse des approches dédramatisantes [...] pour convertir ce qui s'annonce comme "un scandale" en "une affaire" ou le réduire à "problème" ". (p. 115). L'opinion évalue faiblement la gravité des déviances et de la délinquance en écho aux faibles réactions institutionnelles et à la " mollesse des systèmes de contrôle ".

La deuxième partie offre au lecteur un panorama raisonné des principales constructions théoriques mobilisées pour analyser la délinquance économique et financière. Elle s'ouvre par un court chapitre dédié à l'histoire de la criminologie au début du 20ème siècle qui doit beaucoup à l'œuvre d'Edwin Sutherland. Ses travaux ont permis de mettre à jour les invariants des transgressions pratiquées par les entreprises (incorporation de normes, faible reconnaissance des acteurs dans le rôle de délinquant, justifications rationnelles, faible adhésion aux règles publiques, mépris pour les autorités de contrôle... et, a contrario, valorisation du contournement des règles par le milieu professionnel). Ces éléments sont, pour lui, au fondement de la faiblesse de la réaction sociale dont il définit les contours (pratiques difficiles à saisir et à faible lisibilité, l'administration ne communiquant que rarement sur les transgressions, lobbying des entreprises, traitement des médias). Le chapitre 5 propose un état des lieux des théories de la réaction sociale qui interrogent sur les modalités de traitement que les institutions de contrôle mettent en place. Le chapitre 6, dernier chapitre de cette deuxième partie, offre un inventaire des recherches sur les victimes des transgressions. Cette approche s'est développée au début des années 1990. Toutefois, les victimes demeurent un objet d'étude mineur pour les chercheurs. La connaissance passe, notamment en France, par des enquêtes de victimisation qui " mettent en lumière des types d'infractions jusque-là peu étudiées car méconnues par les instances de réaction sociale ". (p. 211).

La troisième partie aborde la question de la corruption politique et plus précisément les abus commis dans le cadre de responsabilités publiques. Les particularités des transgressions commises par les élites politiques, souvent en relation avec un acteur économique en position de corrupteur, incitent Pierre Lascoumes et Carla Nagels à déterminer les traits distinctifs de cette délinquance qui traverse l'histoire de l'Ancien Régime et celle des débuts des régimes parlementaires. Les auteurs voient dans la question de la conciliation entre la mission d'intérêt général avec " la défense des intérêts particuliers des territoires des populations qui les avaient élus " (p.219) les germes de la déviance et de la délinquance des élites publiques. De même, la représentation de l'ensemble des citoyens comme une clientèle qu'il convient de ménager et l'installation d'une relation de dépendance de certains représentants vis-à-vis de groupes d'intérêt témoignent, selon les auteurs, de l'ancienneté du phénomène de corruption. Cette délinquance s'appuie sur les abus de fonction commis " par des élites, des personnes en situation de décision ou de direction ". (p.221). La corruption s'entend alors comme " un vaste ensemble de pratiques ". (p. 226). Le chapitre 8 dévoile les conditions du passage à l'acte. Les auteurs mettent en exergue trois types de motifs favorisant le risque : la socialisation, la recherche de l'intérêt privé et la faiblesse du cadrage institutionnel.

Le livre signé par Pierre Lascoumes et Carla Nagels s'apparente à un manuel qui propose un état des savoirs concernant la criminalité en col blanc. Cet ouvrage doit être pris comme un outil que les acteurs de l'information, les spécialistes des politiques publiques et les décideurs agissant soit dans le privé soit dans le public ne peuvent négliger. Les lanceurs d'alerte y trouveront la justification de leurs initiatives. Quant aux politiques, il va sans dire qu'ils peuvent le considérer comme un guide du meilleur chemin pour un usage à bon escient des règles. C'est dire la nécessité d'une telle publication !

Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique. Pierre Lascoumes, Carla Nagels, éditions Armand Colin, Collection U, Paris, 2014.

La version complète de cette note de lecture est parue dans le numéro 30 de la revue Sociologies Pratiques, avril 2015. http://www.cairn.info/revue-sociologies-pratiques-2015-1-p-129.htm

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