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L'amour, par Roger Garaudy

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit

L'amour, par Roger Garaudy

Otto Mueller (expressionniste allemand). Deux soeurs. Non daté


« Etre pour les autres, est l'unique expérience de latranscendance », disait Bonhoeffer. La plus décisive esten effet celle de l'amour, parce qu'elle est la premièrebrèche dans le monde des choses dans lequel nousenferment les postulats du positivisme. Nous nesommes pas entourés que d'objets, d'une natureinerte, dont nous aurions seulement à devenir « maîtreset possesseurs », ainsi que le voulait Descartes. Dans ce qui nous entoure, il y a des visages, et,derrière eux, ce qui n'est pas seulement un objet, un« non-moi », mais des sujets. Un visage n'est passeulement une image, mais un signe. Un signe quidésigne, au-delà de ce qui est perçu, une présence etson sens : du défi ou de l'humilité, de la colère ou del'amour.Le moi, comme l'écrivait Martin Buber, rencontreun « tu ». Ce n'est pas une chose que je peux saisirpar un concept, ce n'est pas un instrument ou unrival.
Il en est autrement dans un monde obéissant à laseule logique du marché, qui, par sa concurrence, estune logique de jungle, une logique de guerre, guerrede tous contre tous.L'individualisme, où chaque « moi » est enfermédans son sac de peau, comme un atome séparé detous les autres par un vide, est le produit d'uneépoque historique. L'opposant à la personne, dansson rapport avec l'autre et le tout autre, Péguydisait : « L'individu, c'est le bourgeois que touthomme porte en lui. »Dans cette conception à la fois insulaire et agressive,la liberté de chacun, confondue avec sa propriété,est cadastrée comme elle. Ma liberté s'arrêtealors où commence la liberté d'autrui, comme unepropriété est bornée par la propriété des autres propriétaires.La liberté des autres n'est pas la limite de maliberté. Elle en est la condition.Au-delà de cette période historique, caractéristiqued'une société marchande, et même à l'intérieur d'unetelle société, des hommes et des femmes n'en acceptent
pas les cloisonnements et les affrontements. L'autre
n'est pas un moyen de plaisir ou de service. Non pas unobstacle, mais une ouverture permettant le passage del'individu à la personne, de l'être à la relation, del'extériorité à la fécondation réciproque.Et cela s'appelle l'amour.La sortie de soi, fondamentale et première.L'homme n'est pas né Robinson. Il a un père et unemère. Il vit dans une communauté, en osmose avec elle.L'idée d'un moi individuel suffisant à lui-même est uneabstraction.La personne ne peut émerger du monde animal quelorsque cette solidarité de la communauté ne se réduitplus aux fonctions de chaque membre comme dans laruche, la termitière ou la horde, consacrées à lasubsistance, à la défense et à la propagation de l'espèce.La vie proprement humaine commence lorsque lesfins de la société ne sont plus inscrites d'avance dans lesinstincts.Avec la conscience et le choix des fins, ce n'est passeulement le travail qui devient un travail humain,c'est-à-dire précédé par la conscience de son but.La présence de l'homme est attestée sur la terrelorsqu'on trouve, non pas seulement des vestiges de sesos, plus ou moins semblables à ceux d'espèces animalesvoisines, mais des outils et des tombes.Les outils témoignent du détour de la création demoyens pour atteindre un but. Cela s'appelle la conscience,plus tard la science.Les tombes attestent que l'homme ne laisse plus sesmorts réintégrer le cycle des métamorphoses de la viesimplement naturelle. Il considère sa vie comme distinctede la simple nature, puisqu'elle implique lesacrifice. Même si nous en ignorons les rites et lesintentions, il y a là les traces d'un travail qui n'est plusdirectement utilitaire.L'outil et le sacrifice sont les deux premiers témoinsde communautés spécifiquement humaines.De l'outil, il a été beaucoup question, au point quel'on a cru, en Occident, pouvoir définir et hiérarchiserla civilisation humaine à partir de ce seul critère.Du sacrifice et de son histoire, en Occident encore, ila été fait moins de cas, bien que de lui soient nées lesquestions que se posait l'homme sur le sens de sa vie, àtravers les religions, les arts, et plus simplement lesrapports proprement humains de communauté. Diamétralementopposée à l'individualisme occidental, celuides Grecs, mais aussi celui qui, depuis la Renaissance,fait de l'individu le centre et la mesure de toutes choses,la communauté est une forme de rapports humains oùchacun se sent responsable de l'avenir de tous lesautres.Le travail est le principe des rapports humains avecla nature.Le sacrifice celui de nos rapports avec les autres.L'amour, sous sa forme proprement humaine, en estla première expression.
La sexualité, lorsqu'elle n'est pas exclusivementl'instinct de propagation de l'espèce, comme dans lemonde animal, est une première sortie du « petit moi ».Éprouver le besoin conscient de l'autre, c'est prendreconscience que je ne me suffis pas à moi-même. Je nesuis plus à moi-même ma propre fin. Je suis un êtreinachevé qui ne peut s'accomplir que par la complémentaritéde l'autre, d'une femme pour un homme,d'un homme pour une femme.Besoin conscient, car la conscience proprementhumaine est d'abord celle de cet inachèvement parlequel, à la différence de tout animal, l'homme éprouvecomme une question le sentiment de ce qui lui manquepour devenir pleinement humain. De cette questionémerge le problème du sens. Il ne se pose que lorsquel'homme a déjà conscience de n'avoir plus en lui-mêmeson centre. Mon centre n'est plus mon moi. Il est dansl'autre. Dans cet autre que, par l'amour, je porte enmoi. Perte du « moi », fondée sur l'illusion d'êtreunique. Retour au « soi » enrichi de la présence del'autre. Où, ainsi que le disent, en leur langage, Yadvaïtavédantin ou la Trinité chrétienne, nous ne faisons nideux, ni un.Être un et deux, comme les pôles indissociables del'aimant.Le sacrifice est aussi ce qu'il y a de proprementhumain dans l'amour : préférer le plaisir de l'autre ausien propre, la joie de l'autre à la sienne, la vie de l'autreà la sienne. Telle est, dans l'acte d'amour, l'expériencede base de la transcendance, qui est le contraire de la« suffisance » : le « moi », dans l'illusoire solitude de sa« suffisance », met en cause ses propres fins en ordonnantsa propre vie à l'autre comme une fin nouvelle.« Je pense, donc je suis. » Que d'inhumanité en sipeu de mots! Comme si je n'existais pas avant depenser, et comme si cette pensée n'était pas habitée parl'histoire et la culture des générations antérieures !« Nous aimons, donc nous sommes. » « En toi, jesuis. » Loi première de toute vie proprement humaine.Une nouvelle naissance, une nouvelle création, car latotalité nouvelle que nous formons par l'amour estquelque chose d'autre et de plus que l'addition desforces de chacun.L'émergence de ce qui est radicalement nouveau, etque l'on ne peut « déduire » à partir de chacun deséléments, mais seulement produire par leur rencontre,est une forme plus haute encore de l'expérience de latranscendance et qui naît de la première, de la sortie de« moi » dans l'amour. La première ébauche de latranscendance était le dépassement de ses propresfrontières. La seconde est celle de l'émergence de ce quiest radicalement nouveau et ne peut se réduire à lasomme ou à l'addition des parties.Le surgissement de cette présence, à laquelle on nepeut assigner un mot ni un concept, est un mystère sinonun scandale pour la raison simplement déductive. Elle apourtant sa source dans l'amour, cette polarité spécifiquementhumaine du sexe et du sacrifice. Cette unité,racine de l'humain, doit être préservée contre toutdualisme : ni sexualité sans amour, ni défiance du sexe.
La sexualité sans amour est un produit de l'individualismemutilant pour lequel tout ce qui n'est pas« moi » est un moyen de ma jouissance et de monpouvoir.Cet usage de la sexualité est comparable à celui de ladrogue comme jouissance solitaire et puissance illusoire.La forme actuelle de la publicité pour lespréservatifs illustre cette dégradation.Le préservatif n'y est plus présenté comme l'un desmoyens de ne plus laisser la naissance au hasard, formede la maîtrise sur la nature, faisant de la procréation unacte volontaire, un acte de culture. Il est au contraireprésenté comme un produit de la peur, notamment dusida, et comme un moyen de garantir la sécurité derencontres occasionnelles à la discothèque, pour échangerdeux plaisirs solitaires, sans amour et sans lendemain.Comme si le « j u » sexuel était, pour oublier le non sensquotidien de la vie, un dopage désespéré, de mêmeque l'excès de l'alcool ou des décibels.Curieusement, les interdits prétendument « religieux»
partent d'une même conception de la sexualité :
du même séparatisme de la matière.Pourtant, dans les Évangilesi , lorsqu'est abordé leproblème du mariage, sous l'aspect d'ailleurs étriqué dela casuistique des pharisiens sur la répudiation, Jésuséchappe à leur piège en rappelant seulement que dansla Genèse2 l'homme complet est celui du couple :« homme et femme il les créa, et ils ne furent qu'uneseule chair ».A aucun moment Jésus, dans les Evangiles, n'invoquela fécondation comme finalité du mariage, nin'exprime la moindre méfiance à l'égard de la sexualité.Une longue tradition catholique, remontant à saintPaul et à sa conception de la femme, a si longtempsenseigné le contraire que le concile de Vatican II a dûrappeler que « le mariage n'est pas institué en vue dela seule procréation3 ».Mais, comme si la morale n'était faite que d'interdits,tout ce qui ne permettait pas une fécondité sanscontrôle a été prohibé avec véhémence. Par une fixationobsessionnelle, ce problème a primé tous lesautres : aucune protestation contre la guerre ou mêmel'arme atomique n'a tenu autant de place dans lescondamnations du Magistère, comme si le respectsacré de la vie humaine et sa défense étaient plusrigoureux pour l'homme embryonnaire et mêmespermatique, qu'il faut à tout prix laisser vivre, alorsqu'empêcher l'homme adulte de mourir dans la guerrene fait pas l'objet d'interdictions aussi concrètes etradicales. Comme si le commandement : « Tu netueras point », avait une valeur absolue pour l'êtrehumain avant qu'il ne naisse, ou même avant qu'il nesoit conçu, mais une valeur seulement relative pourl'adulte, auquel la même rigueur et la même implacablelogique exigeraient qu'on lui interdise le port desarmes, fût-ce dans l'armée. Le commandement : « Tune tueras point », s'applique à la lettre pour le foetus,pas pour le conscrit.Cette sorte de biologie théologique, selon l'expressiondu père Teilhard de Chardin, a conduit à desrésultats inverses de ceux qu'on lui assignait. SaintPaul a montré que, comme contrainte extérieure, « laloi produit la colère 4 » et, même s'il la considère comme« s a i n t e 5 » lorsqu'elle s'exerce comme «commandement» , elle conduit à « la virulence du péché 6 » , et elledivise l'homme, car « la loi est spirituelle et moi je suischarnel7 » . Ne pouvant appliquer cette loi parce que lepéché l'habite, i l est acculé au dualisme, au séparatismede la matière : « Qui me délivrera de ce corps quiappartient à la mort 8 ? »Il suffît d'inverser ce rapport, à l'intérieur du mêmedualisme, pour entendre le cri de la révolte contre desinjonctions qui ne peuvent s'appliquer à l'hommeentier, esprit et corps. Qui me délivrera de cescontraintes qui m'empêchent de vivre ? La loi n'est plusalors seulement le « révélateur » du péché, elle yconduit, par un angélisme divisant l'homme en deux :l'âme et le corps.Mépriser le corps, ou même le diaboliser, tant quel'Église avait pouvoir de répression, conduisait à l'hypocrisiede la « faute » cachée. Lorsqu'elle a perdu cepouvoir, même sur les esprits, la réaction de révoltes'est exprimée ouvertement, dans la parole et dans lapratique. Le corps, à son tour, fait sécession, et s'érigeen souverain.La dure vérité de Nietzsche se manifeste dans lequotidien: « Le christianisme a donné du poison àboire à Éros. Il n'est pas mort, mais il a dégénéré envice. »Tel est le châtiment de qui n'accueille pas l'hommedans sa totalité. Car le sexe ne devient un démon quelorsqu'on en fait un dieu.Le sexe n'est pas seulement le médiateur matériel del'espèce pour sa propagation. Dès que l'homme émergede l'animalité, par l'outil et le sacrifice, il n'est plusseulement un fait de nature, mais de culture. Le corpsest le moyen d'expression de l'homme, dans le don et lesacrifice pour transformer l'autre, se transformer lui -même, comme dans le travail pour transformer lanature.
Le rapport d'amour entre l'homme et la femme faitéchapper à la mort. Pas seulement parce qu'il perpétuela vie naturelle de l'espèce, mais parce qu'il arrachel'individu qui naît et meurt à son artificielle solitude. Ille fait entrer en participation avec une réalité humainequi le dépasse et ne meurt pas : la communautéculturelle proprement humaine, celle du sacrifice.L'égoïste ou l'avare s'en excluent. L'homme et lafemme en sont exclus par un système social réduisantl'homme à n'être que producteur et consommateur,c'est-à-dire le réduisant au seul rapport avec l a naturepar le travail et le besoin, et niant ses dimensionsproprement humaines — qu'en un autre langage onappelle divines et transcendantes — précisément parcequ'elles brisent le cercle du besoin et du travail.Celui qui n'aime pas demeure dans la mort. Cetamour entre l'homme et la femme, cette première sortiedu « moi » par le désir de l'autre, crée une réciprocité etune forme nouvelle d'échange qui n'est plus l'échangefonctionnel et totalitaire de la ruche ou de la horde,mais échange du don et du sacrifice par quoi l'homme
devient humain.

Roger Garaudy Les fossoyeurs, Un nouvel appel aux vivants
Pages 124 à 131
(notes de bas de pages non reproduites)


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