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Numéro Zéro, la leçon de journalisme du professeur Umberto Eco

Publié le 22 mai 2015 par Mentre

On pourrait prendre Numéro zéro, pour une pochade, tant d’Umberto Eco, dans son dernier —et court roman—, joue avec les faux-semblants. L’argument du livre tient en deux lignes: en 1992, un homme d’affaires italien décide de lancer un quotidien, qui s’appellera Domani. Pour assurer le lancement, il décide de réaliser d’abord une série de numéros zéro et pour cela constitue une équipe restreinte de journalistes. On pourrait s’en arrêter là.

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Mais bien sûr le livre a une toute autre ambition. D’abord parce que l’action se déroule au printemps 1992, qui est une période particulière pour l’Italie. En février, deux magistrats milanais lancent l’opération anti-corruption Mani Pulate [mains propres] qui va décapiter la classe politique italienne. Le 23 mai, le juge Giovanni Falcone est assassiné à Palerme par la mafia. En avril des élections législatives marquent le début de l’effondrement des partis traditionnels et l’émergence de nouveaux partis comme la Ligue du Nord.

Domani est conçu comme un outil de chantage et son propriétaire — Le Commandeur — entend utiliser la série de numéros zéro réalisés comme ticket d’entrée dans le cercle des « grands » de la Finance et de la Politique. Pour maître d’ouvrage, il a recruté un directeur Simei dont on peut dire que s’il « n’est sans doute pas un grand journaliste », mais que « dans son genre, c’est un dieu », en n’oubliant pas de préciser que son genre est « de la merde ».

L’équipe est constituée de journalistes plus ou moins ratés. L’une, Maia Fresia, est « presque » licenciée en lettres et vient de la presse people, un autre, Cambria, a passé sa vie dans les commissariats à la recherche de faits divers [pour le coup, l’expression « chiens écrasés » convient parfaitement], un autre encore, Lucidi, « avait collaboré à des publications dont personnes n’avait jamais entendu parler », etc.

Deux figures se détachent de cette équipe de bras cassés : le narrateur, Colonna, chargé « d’uniformiser le style » du journal, et Braggadocio [« fanfaron » en anglais] qui sera le journaliste d’investigation. Obsédé par Mussolini et l’affaire Gladio, il relève dans ses filets tout ce que l’Italie corrompue des années 1990 peut avoir de glauque.

Giovanni-Falcone-attentat-PalermeLes reste de la Fiat Chroma qui transportait les trois gardes du corps du juge Falcone

Bien que Domani n’ait aucune chance de voir le jour, et qu’il soit conçu comme outil de chantage, le Commandeur et son bras droit Simei n’a de cesse de freiner la plus faible ambition journalistique de l’équipe. Par exemple, l’équipe apprend la mort du juge Falcone et se demande si elle ne devrait pas réaliser un numéro sur l’affaire. Simei met tout de suite le holà :

Si on parle de la mort de Falcone, on doit parler de mafia, déplorer l’insuffisance des forces de l’ordre, et des choses de ce genre. Dans la foulée, on se met à dos police, carabiniers et Cosa Nostra. (…) après tout, ce n’est pas une nouvelle si bouleversante que ça. On a déjà tué des magistrats et on en tuera d’autres. Les bonnes occasions ne manqueront pas. Pour l’instant, différons. »

Dans Numéro Zéro, c’est au sens propre dans un bain d’acide qu’Umberto Eco plonge le journalisme, les journalistes et les journaux. Par exemple, dans son explication sur le juge Falcone, le cynique Siemi explique à son équipe :

D’habitude [à propos d’un tel drame], même pour un vrai journal, la solution la plus prudente est de donner dans le sentimental, d’aller interviewer les parents. Si vous y prêtez attention, c’est ce que font les télévisions quand elles vont sonner à la porte de la mère dont on a plongé le fils de dix ans dans l’acide : Madame, qu’avez-vous éprouvé à la mort de votre enfant? Les yeux des gens s’humidifient, et tout le monde est satisfait. Il existe un joli mot allemand, Schadenfreude, la jouissance de l’infortune d’autrui. C’est ce sentiment qu’un journal doit respecter et alimenter.

De telles leçons de « réalisme », le livre en regorge, qu’il s’agisse de la manière de rédiger un démenti, sur l’emploi de formules emphatiques et passe-partout comme « nous avons le couteau sous la gorge », le fait que l’homme politique « tonne » (surtout ne pas écrire qu’il « s’exprime avec énergie ») ou encore que « les forces de l’ordre ont agi avec professionnalisme ».

Le professeur Eco, par la voix de Colonna, explique aussi dans un superbe passage, l’art de la citation, qui permet de faire passer une opinion dans ce qui est présenté un article factuel. Colonna commence par en donner la  théorie:

[les grands journaux anglo-saxons] insèrent dans l’article, entre guillemets, les déclarations d’un témoin, un homme de la rue, un représentant de l’opinion publique. Une fois les guillements mis, ces affirmations deviennent des faits, car c’est un fait qu’untel a exprimé telle opinion. On pourrait cependant supposer que le journaliste n’a donné la parole qu’à quelqu’un qui pense comme lui. C’est pourquoi il faudra deux déclarations, contradictoires, pour démontrer qu’il y a sur une même affaire des opinions divergentes —et le journal rend compte de ce fait incontestable. L’astuce c’est de mettre entre guillements d’abord une opinion banale, puis une autre plus raisonnée qui reflète celle du journaliste. Ainsi le lecteur a l’impression d’avoir été informé sur deux faits, mais il est amené à accepter une seule opinion comme la plus convaincante.

Pour illustrer cette technique, Umberto Eco utilise l’attentat de la piazza Fontana. Le 12 décembre 1969, une bombe avait explosé sur cette place de Milan tuant 16 personnes et en blessant 88 autres. Aujourd’hui, on sait que l’extrême-droite était responsable de cet attentat, qui constitua le point de départ des « années de plomb » qu’allait vivre l’Italie. Voici ce que cela donne.

Première citation:

Monsieur Rossi, 41 ans, employé de mairie, (…) nous a dit: « Je n’étais pas très loin et j’ai entendu l’explosion. Horrible. Derrière, se cache quelqu’un qui veut pêcher en eaux troubles, mais nous ne saurons jamais qui.

Deuxième citation :

Monsieur Bianchi (50 ans, coiffeur) : « L’attentat typique de marque anarchiste, pas de doute ».

Autre méthode, le choix et l’assemblage des informations, car souligne Simei « ce ne sont pas les informations qui font le journal, mais le journal qui fait l’information. Et savoir rassembler quatre nouvelles différentes signifie en proposer au lecteur une cinquième. »

Il donne l’exemple d’un quotidien où l’on lira sur la même page les quatre informations suivantes :

  • Milan, elle jette son fils nouveau-né dans les WC
  • Pescara, la mort de Davide, son frère n’y est pour rien
  • Amalfi, il accuse d’escroquerie le psychologue à qui il avait confié sa fille anorexique
  • Buscate, après quatorze années, le jeune de quinze ans qui avait tué un enfant de huit ans sort de la maison de correction.

Le tout est regroupé sous le titre « ‘Société Enfants Violence ». Or insiste Simei, « il s’agit de phénomènes très différents », dans un cas (Pescara), il n’y a pas eu de violence, la mort de l’enfant est accidentelle, dans un autre (Amalfi), la « fille anorexique » n’est pas un enfant, tandis que le « jeune » qui sort de prison est un solide gaillard de trente ans. On serait tenter de dire qu’il s’agit de « manipulation ordinaire ».

Notes

  • Numero Zero, par Umberto Eco, Grasset, Paris, 2015, 224 pages.

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