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Ami, entends-tu ?

Publié le 24 mai 2015 par Morduedetheatre @_MDT_

EnfantsduSilence

Critique des Enfants du silence, vu 2 fois au Théâtre du Vieux-Colombier
Avec Catherine Salviat, Alain Lenglet, Françoise Gillard, Laurent Natrella, Nicolas Lormeau, Elliot Jenicot, et Anna Cervinka, dans une mise en scène de Anne-Marie Etienne

Le théâtre est, par définition, le lieu où l’on donne à voir, avant de donner à entendre. C’est pourquoi cela fait tout à fait sens de jouer une pièce sur les sourds. Et avant toute interpellation, je tiens aussi à préciser que, à mon humble avis, cela fait également sens que des acteurs entendants interprètent des rôles de sourds. On n’a pas fait de procès à Orson Welles pour son interprétation d’Othello, ni à Michel Serrault lorsqu’il jouait dans La Cage aux folles. Le théâtre est le lieu de tous les possibles, où le maître mot est transformation. Incarnation. Si, encore, les acteurs défendaient mal les rôles des sourds ou malentendants présentés dans Les Enfants du silence, je pourrais comprendre les protestations. Mais ce n’est pas le cas, et loin de là. La prestation qui nous est présentée actuellement au Vieux-Colombier est pour le moins grandiose.

Sarah Norman est sourde de naissance, et travaille en tant qu’agent d’entretien dans une école pour sourds et malentendants, dans laquelle elle a toujours refusé d’apprendre la langue des signes. Lorsque Jacques Leeds arrive à l’école comme nouvel enseignant, on lui présente Sarah et on lui explique la situation. Même si elle lui semble délicate, il apprend à connaître la jeune femme, et le lien qui les unit progresse peu à peu, jusqu’à leur mariage. Mais l’amour ne va pas suffire à garder nos deux personnages éternellement liés : la barrière de la langue va malheureusement finir par les séparer…

La pièce aborde donc des sujets profonds et sensibles, tels que l’apprentissage de la lecture labiale et même de la parole pour les sourds : peut-on réellement leur demander un tel effort ? A-t-on le droit, comme le souligne Sarah Norman à plusieurs reprises, de vouloir les former à notre image ? Son combat, qui a pour but de pousser les entendants à pouvoir communiquer avec elle, et donc à apprendre la langue des signes, est-il légitime ? Sommes-nous égoïstes, ou n’est-ce qu’une utopie irréalisable ? Face à ces questions, deux camps possibles : d’un côté, celui d’une jeune femme sourde qui refuse de se soumettre à une « autorité » qu’elle ne reconnaît pas comme telle ; de l’autre, celui d’un homme qui ne cherche qu’à créer un pont entre ces deux mondes. Deux partis défendus avec ardeur et brio par deux comédiens exceptionnels.

Françoise Gillard et Laurent Natrella m’ont rarement autant impressionnée. Avant toute chose, ce qu’ils réalisent lors de cette pièce est une véritable performance d’acteur. Ils ont tous deux appris la langue des signes, et la fluidité avec laquelle ils signent est incroyable. D’un côté, elle signe durant tout le spectacle et n’émet que très peu de son : là où on pourrait perdre en émotion, dans les intonations par exemple, elle compense par une gestuelle plus expressive que chez les entendants. Que ce soit l’agitation, le stress, l’énervement, ou, plus rarement, un calme presque serein, l’actrice s’exprime avec ses gestes aussi facilement qu’elle le ferait avec sa voix. De l’autre, il réalise une véritable prouesse en traduisant toute la pièce en langue parlée, c’est-à-dire qu’il parle tout en signant… et en restant d’un naturel surprenant. Laurent Natrella, qui incarne un professeur calme et touchant car profondément touché par la cause qu’il défend, est saisissant. Troublé par cette jeune fille, perdu entre deux causes qu’il souhaitait semblables et qu’il découvre opposées, il est poignant dans ses accès de détresse, bouleversant dans son remord et sa tristesse. Il est tout simplement grandiose.

Il serait injuste de ne pas saluer la prestation des autres comédiens, qui incarnent tout aussi parfaitement leurs rôles. A commencer par Elliot Jenicot et Anna Cervinka, tous deux malentendants et oscillant entre langue des signes et langue parlée, mais parlée comme de véritables malentendants, c’est-à-dire avec un défaut d’intonation lié à un positionnement peu naturel de la langue et une manière peut-être légèrement différent de poser la voix. Lors de leur première prise de parole, c’est très impressionnant. Mais en plus de ce travail minutieux, j’étais heureuse de revoir Anna Cervinka, et de me conforter sur mon premier avis : elle a un potentiel incroyable. D’abord, comme j’ai pu le souligner, parce qu’elle a une technique irréprochable. Mais elle est également rayonnante : elle prend la lumière comme peu de comédiens sur le plateau, et vite, on ne voit plus qu’elle. Elle parvient à capter notre attention avec peu de choses, et cette présence-là est un atout considérable pour un acteur.

Si j’ai un bémol sur ce spectacle, il serait, à nouveau, dû au texte. Certes, les comédiens parviennent à effacer la faiblesse du texte en attirant notre attention autre part : sur leur jeu. Mais le spectacle pourrait être plus fort si les comédiens avaient une partition plus intéressante. Ici, on se perd dans une histoire traitée un peu vite sur un sujet où il y aurait tant à dire. Les situations s’enchaînent et les scènes ne sont pas assez approfondies, comme si l’auteur avait souhaité en dire beaucoup en peu de temps. C’est dommage, car en ajustant certaines scènes, l’action aurait pu paraître plus continue, et nos émotions n’en seraient qu’intensifiées.

Un spectacle touchant, permettant aux comédiens de livrer une performance inoubliable. ♥ ♥ 

EnfantsDuSilence2



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