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Pourquoi Amazon veut bien en finir avec la gruge fiscale (ou presque)

Publié le 27 mai 2015 par Blanchemanche
#Evasionfiscale #Amazon

Fini, le paradis fiscal du Luxembourg ! L’e-commerçant US a cédé à la pression de Bruxelles, il va désormais facturer ses ventes dans chaque pays européen. Une vraie-fausse capitulation en forme de calcul bien senti.

Le grand méchant Amazon, souvent pointé du doigt comme le fossoyeur des libraires, l’exploiteur des petites mains des entrepôts et l’un des champions mondiaux de l’optimisation fiscale, devrait enfin payer des impôts en Europe ! Et de sa propre initiative ! Le Financial Times en a parlé vendredi soir, en révélant que le mastodonte américain du commerce en ligne avait commencé à facturer ses ventes au Royaume-Uni dans une filiale sur place, et non plus au réputé très accueillant Grand-Duché du Luxembourg. En fait, plusieurs pays européens sont concernés depuis le 1er mai (Allemagne, Espagne, Italie), pas encore la France mais ce sera bientôt le cas, promet Amazon.Pourquoi Jeff Bezos a-t-il décidé de rentrer dans le rang ? Amazon la joue décontracté :
« Nous passons en revue régulièrement la structure de notre entreprise. Il y a plus de deux ans que nous avons commencé le processus de création de filiales locales nationales. »
En réalité, la Commission européenne lui a mis la grosse pression depuis quelques mois et multiplié les attaques, façon tirs croisés, contre les grosses pointures du Web soupçonnées de faire des pieds et des mains pour éviter de payer des taxes. Décryptage d’une vraie-fausse capitulation en forme de calcul bien senti.
1 Parce que les petits arrangements fiscaux sont sur le grill

D’abord, la Commission est passée de la parole aux actes sur le terrain fiscal. Dans le collimateur : tous les petits arrangements fiscaux – en jargon bruxellois, on appelle ça des « tax rulings » – entre les grosses boîtes, américaines le plus souvent, et certains Etats européens à la réputation de paradis des allergiques aux impôts, typiquement le Luxembourg et l’Irlande.La Commission européenne a commencé par viser Apple en juin 2014, mais aussi Starbucks et l’italien Fiat – l’optimisation fiscale n’est pas un sport pratiqué que par les stars du numérique – avant de s’attaquer à Amazon en octobre : elle a annoncé l’ouverture d’une enquête formelle « afin d’examiner si la décision des autorités fiscales luxembourgeoises relative à l’impôt sur les sociétés dû par Amazon au Luxembourg est conforme aux règles de l’UE en matière d’aides d’Etat ». Le président de la Commission à l’époque, Joaquin Almunia, avait expliqué ce qu’on reprochait au Grand-Duché.
« Les autorités nationales ne doivent pas permettre à des entreprises particulières de réduire artificiellement leurs bénéfices imposables en ayant recours à des méthodes de calcul favorables. Il est juste que les filiales de multinationales paient leur part d’impôts et ne bénéficient pas d’un traitement préférentiel qui équivaudrait à des subventions déguisées. »

« C’est un gag ! »

Du côté des autres sites d’e-commerce, c’est la fête. François Momboisse, le président de la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad), un ancien de la Fnac, ne le cache pas.
« C’est très positif. A la Fevad [dont Amazon est adhérent, ndlr], on a toujours milité pour une égalité de traitement fiscal. »
Jacques-Antoine Granjon, le fondateur du site Vente-privee.com, s’énervait l’an dernier contre cette situation de « concurrence déloyale. »
« Avec Vente-privee, nous payons par exemple plus d’impôts en France que Google, Apple, Facebook, eBay et Amazon réunis, c’est un gag ! Cela freine nos investissements, nos embauches, notre politique de motivation des collaborateurs, etc. »

2 Parce que le scandale LuxLeaks est passé par là
Cette pratique des « tax rulings », qui permet à une entreprise de demander à l’avance comment sa situation sera traitée par l’administration fiscale du pays – dans le cas d’Amazon, le Luxembourg–, a été mise en lumière en novembre par le scandale de l’affaire LuxLeaks. Des accords fiscaux secrets noués par 340 entreprises dont des françaises (LVMH, BNP Paribas, Axa, etc.), dévoilés à l’issue d’une enquête de six mois par un consortium de grands médias, dontLe Monde.Amazon aurait ainsi bénéficié d’un joli cadeau fiscal, un micro-impôt estimé à seulement 1% du chiffre d’affaires, négocié en 2003, du temps où un certain Jean-Claude Juncker, aujourd’hui président de la Commission, était Premier ministre du Luxembourg... Du coup, le chiffre d’affaires comptabilisé par Amazon au Luxembourg dans sa principale filiale est artificiellement hypertrophié : 15,5 milliards d’euros en 2014, pour un pays de 562 000 habitants ! En comparaison, Amazon UK a déclaré seulement 449 millions de livres sterling (633 millions d’euros environ) de chiffre d’affaires en 2013, mais cela ne correspond pas aux ventes aux Britanniques, seulement aux services effectués pour le compte d’autres filiales du groupe.Amazon s’est-il décidé à régulariser sa situation en espérant bénéficier d’une sorte d’amnistie fiscale, sur le mode « faute avouée est à moitié pardonnée » ? Pas sûr, il lui faudra peut-être rembourser ces aides fiscales « déguisées » et les arriérés qui vont avec. Un porte-parole de la Commission a fait savoir ce mardi que l’enquête suivait son cours :
« Dans ce contexte, nous prendrons bien sûr en compte toutes modifications de la structure fiscale du groupe Amazon. Mais ces changements à venir n’affectent pas l’enquête de l’UE en matière d’aides d’Etat portant sur d’éventuels avantages dont Amazon aurait pu bénéficier dans le passé via un accord fiscal. »
Donc pas de grand coup d’ardoise magique.

3 Parce que Paris et Londres ont tapé du poing sur la table
En plus de l’enquête de Bruxelles, Amazon a des contrôles fiscaux en cours dans presque tous les grands pays européens et l’étau se resserre. Dans ses comptes, la boîte de Jeff Bezos reconnaît être sous le coup d’un redressement fiscal de 250 millions de dollars réclamé par le fisc français pour la période 2006-2010. Un montant qu’elle conteste, en utilisant tous les recours juridiques possibles. L’ardoise qui l’attend est cependant encore plus salée aux Etats-Unis, où les autorités fiscales lui réclament la bagatelle de 1,5 milliard de dollars, hors intérêts.Les Anglais, excédés par les contorsions fiscales des boîtes américaines, ont décidé de frapper un grand coup : en avril, juste avant les élections générales, le Chancelier de l’Echiquier, George Osborne, a présenté une loi créant une « taxe sur les bénéfices détournés » ( « Diverted Profits Tax »), surnommée là-bas « taxe Google », ciblant les entreprises qui ont recours à des montages complexes pour échapper à l’impôt sur les sociétés, « une taxe de 25% sur les profits que les multinationales réalisent ici au Royaume-Uni et qu’elles transfèrent ensuite artificiellement hors du pays », avait expliqué le ministre des Finances.L’an dernier, c’est Starbucks qui avait cédé : sans doute usée par une campagne efficace de « tax shaming » dans les médias et d’appel au boycott d’une opinion publique remontée contre son comportement soupçonné de faire du tort aux pubs britanniques, une institution, la chaîne américaine de cafés avait décidé de déménager son siège européen d’Amsterdam à Londres.L’Allemagne aussi est très remontée contre Amazon. Selon une enquête de l’agence Reuters, l’e-commerçant n’avait payé en 2012 que 3 millions d’impôts sur les sociétés outre-Rhin, alors que le marché allemand est son premier pays à l’export et qu’il y réalise près de 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires !
4 Et la TVA dans tout ça ?
Qui dit Amazon, pense souvent contournement de la TVA. Mais en fait, le cybermarchand américain paie bien la TVA dans chaque pays d’Europe. Il est obligé d’appliquer le taux de TVA « dans le pays de destination », autrement dit celui en vigueur dans le pays où réside le client qui a commandé un article.En revanche, Amazon, comme Apple, a longtemps profité d’une exception sur la vente de services numériques, dématérialisés, typiquement les ebooks, la musique, la vidéo, taxée seulement à 3% au Luxembourg.Mais tout ça, c’est fini depuis le 1er janvier 2015 : Amazon et consorts sont désormais tenus d’appliquer le taux du pays de résidence du consommateur, soit entre 15% et 20% selon les pays. Et Amazon, malin, appliquait aussi ce taux archi-réduit sur les commissions qu’il prélève sur les achats réalisés sur sa « market place » (articles vendus et expédiés par d’autres commerçants sur son site). Impossible de savoir exactement le montant concerné, mais les achats sur la market place seraient loin d’être négligeables, de l’ordre d’un quart du volume d’affaires. On parle ici d’un changement subi, et non d’une modification volontaire, comme celui de la facturation par filiale locale.5 Peu de bénéf, peu d’impôts
Est-ce qu’on a déjà sorti les cotillons et le champagne dans les grandes administrations fiscales en Europe ? Pas si vite. Amazon ne va peut-être pas payer beaucoup d’impôts. Pourquoi ? Parce qu’Amazon est très peu rentable, il n’hésite pas à le rappeler :
« L’e-commerce est une activité à faible marge et hautement concurrentielle, et Amazon continue d’investir lourdement dans le monde entier, ce qui signifie que nos profits sont bas. »
C’est vrai, dans la distribution, la rentabilité est traditionnellement basse – des taux de marge d’exploitation dans les 3% à 4%, en net dans les 1% à 2% dans la distribution alimentaire par exemple, on se rattrape sur les volumes. Certes, Amazon n’a pas de magasins, que des entrepôts. Mais l’entreprise de Jeff Bezos, qui va fêter ses vingt ans en juillet, dégage très peu de bénéfice : 178 millions de dollars de résultat d’exploitation pour 89 milliards de chiffre d’affaires consolidé au niveau mondial. On est très loin des milliards de profits de Google (16 milliards soit 25%) ou de Facebook (près de 5 milliards soit 40%), qui vivent de la pub en ligne, ou d’Apple (52 milliards, dans les 30%), dont les produits électroniques sont vendus comme des produits de luxe.Pourquoi Amazon veut bien en finir avec la gruge fiscale (ou presque)
Dans un entrepôt Amazon, en avril 2015 (PHILIPPE HUGUEN/AFP)L’an dernier, Amazon a même publié des comptes en perte nette de 241 millions de dollars, idem au premier trimestre 2015 (-57 millions). Jeff Bezos investit à fond dans l’avenir, les relais de croissance, de la logistique, avec son service de livraison de produits frais et son expérimentation en drones, à la vidéo avec son service Prime Video pour concurrencer Netflix. Une stratégie coûteuse mais prometteuse qui plaît à Wall Street, pourtant allergique aux pertes à répétition.François Momboisse, de la Fevad, analyse :
« Amazon n’a pas grand-chose à perdre. L’Europe reste un continent de conquête pour lui, il n’y gagne pas beaucoup d’argent. Il ne faut pas s’attendre à des rentrées fiscales mirobolantes. »
En 2013, une étude du cabinet Greenwich Consulting avait estimé que le manque à gagner pour le fisc français de l’optimisation fiscale d’Amazon n’était que de 10,9 millions d’euros, contre 3,3 millions d’euros acquittés, à comparer aux 317 millions qu’auraient dû payer Apple et Microsoft, aux 162 millions de Google.Si le changement décidé par Amazon est majeur, il est donc avant tout symbolique. Il faudrait surtout qu’il crée des émules, et que d’autres suivent, on pense à Google et Facebook.
6 Pour échapper au Grand Soir fiscal
La firme de Seattle se dit peut-être aussi qu’il vaut mieux anticiper le Grand Soir fiscal qu’on nous promet au niveau mondial. L’OCDE, l’Organisation de coopération et de développement économique, souvent traitée de « club des riches », a publié il y a trois ans déjà un rapport très alarmiste sur « l’érosion fiscale » et le transfert des bénéfices, c’est-à-dire toutes les stratégies d’optimisation fiscale qui exploitent les failles des législations nationales. Les pays du G20 ont adopté un plan d’action sur la base de ses recommandationset le chantier de la transparence fiscale fait doucement des progrès.C’est un peu une victoire pour Pascal Saint-Amans, le Monsieur évasion fiscale de l’OCDE. Interrogé par Rue89, il se réjouit de ce qui lui apparaît comme « une révision en profondeur de la planification fiscale » du groupe américain, qui lui avait confié vouloir être « un early-adopter des Beps », les nouvelles règles fiscales (Base Erosion and Profit Shifting en anglais).
« Amazon va s’aligner sur le principe de la localisation des activités et des profits. C’est significatif, cela montre que ce qu’on a fait fonctionne. C’est vrai, cela ne va pas amener des milliards aux Etats. Mais c’est un changement de paradigme. D’autres groupes étudient les nouveaux principes directeurs, notamment le reporting par pays, mais ils avaient le dilemme du first-mover. La réaction positive des médias devrait encourager d’autres multinationales à se mettre en conformité. »
En avril, il se disait déjà confiant, expliquant que « les entreprises ont compris que les règles du jeu ont changé. Elles commencent à anticiper. »
PASCAL SAINT-AMANSParlement européen, avril 2015Interrogé sur le sujet ce mardi matin sur France Inter, l’économiste Thomas Piketty a expliqué sa méthode miracle.
« Au lieu de se plaindre, comme le font la France ou l’Allemagne, la solution, c’est de se mettre ensemble, d’avoir un impôt commun sur les sociétés, au moins pour les grandes multinationales, pour qu’elles aient un taux effectif au moins aussi élevé que les PME. »
Quand on voit le temps que les pays de l’Union ont mis pour se mettre d’accord sur l’harmonisation de la TVA, un taux unique d’impôt sur les sociétés ne semble pas vraiment pour demain.7 Pour améliorer son imageEt si finalement Amazon avait même tout à y gagner ? En rentrant dans le rang, en redorant son blason, il va peut-être attirer les quelques consommateurs qui avaient encore des scrupules à commander sur le site de l’américain plutôt que chez leur libraire ou leur commerçant de quartier. Le « tax shaming » n’a en tout cas, semble-t-il, pas eu beaucoup d’impact en France : les derniers chiffres de Médiamétrie montrent qu’en termes d’audience Amazon est loin devant le français CDiscount (groupe Casino) avec 16,6 millions de visiteurs uniques, soit 5,6 millions de plus, en mars 2015.Selon une autre enquête, du cabinet Pwc avec le magazine LSA, qui mesure un indice de vente en ligne sur un panel d’acheteurs, à défaut de pouvoir comparer le vrai chiffre d’affaires d’Amazon, le cybermarchand américain a encore creusé l’écart avec CDiscount pour s’imposer comme le numéro un des ventes en ligne en France.Delphine Cuny | Rédactrice en chef adjointe Rue89http://rue89.nouvelobs.com/2015/05/26/pourquoi-amazon-veut-bien-finir-gruge-fiscale-presque-259385

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