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(feuilleton) Terre inculte, par Pierre Vinclair, n°21, ready?

Par Florence Trocmé

Unreal City  
Under the brown fog of a winter noon  
Mr. Eugenides, the Smyrna merchant  
210   Unshaven, with a pocket full of currants  
   C.i.f. London: documents at sight, 
Asked me in demotic French  
To luncheon at the Cannon Street Hotel  
Followed by a weekend at the Metropole. 
 
 
21. 1. Les quatre ou cinq dernières séances, je me suis un peu éloigné du commentaire du poème même, pour explorer des intuitions théoriques qui me semblaient nécessaires : si, comme j’essaie de le croire, le texte commande un certain type de lecture, alors la lecture singulière de chaque texte ne doit pas simplement produire une interprétation singulière, mais aussi les catégories d’analyse qui permettent au texte d’être interprété.  
 
21. 1. 1. Est dit « illisible » le texte qui réclame la constitution de catégories différentes de celles qui permettent d’extraire une lisibilité des autres textes. En ce sens, un texte illisible demanderait presque moins au lecteur de produire une interprétation que de produire des catégories à l’aide desquelles interpréter.  
 
21. 1. 2. Ainsi, j’ai cru (à partir de # 15) déceler, notamment dans le recours systématique qu’a Eliot à la note autographe, la tentation de constituer derrière le texte ce que j’ai appelé faute de mieux un « milieu poétique » constitué de deux ou trois références intertextuelles formant une figure nourrissant le texte particulier, conçu comme une sorte de mise en communication développant ses significations à l’interface des éléments formant ce milieu. Soucieux d’articuler cette dernière entité à l’idée que l’œuvre littéraire cherche à produire du sens, j’en suis arrivé (en # 18) à la formulation d’une sorte de représentation structurale, amendant le célèbre schéma de Jakobson en ajoutant ou en supprimant des items, en regard du fonctionnement du texte littéraire en général, et de celui d’Eliot en particulier. 
 
21. 1. 3. Cette prise en compte du « milieu » m’a également poussé à prolonger une réflexion un peu angoissée sur la traduction, et à revenir sur des choix de traduction antérieurs. Il m’est notamment apparu (en # 19), d’une part, que ma prédilection théorique pour la traduction des effets n’avait d’égale que ma préférence pratique pour les traductions mot à mot, et d’autre part, que l’alternative entre « traduire l’effet » et « traduire le mot » était une fausse alternative. J’ai donc essayé de dialectiser cette fausse opposition en proposant l’idée (dont je ne sais pas si elle n’est pas un simple non-sens) que le plus grand mot-à-mot seul garantit le plus grand effet (et je me demande si cette idée n’est pas un simple plagiat de ce que dit Benjamin dans « La tâche du traducteur », que j’ai lu sans bien comprendre – si bien que cela pourrait aussi bien être l’exact opposé de ce qu’il dit – et même n’avoir aucun rapport.) 
 
21. 1. 4. Pour ce faire, j’en suis venu (en # 20) à thématiser une hypothétique « vertu de sauvagerie » garantissant la puissance de l’impact du sens comme effet, vertu que possèderait le texte original et que la bizarrerie d’une traduction mot-à-mot rejouerait dans la langue d’accueil.  
 
21. 2. Cela étant dit, donc, retour au texte. D’ailleurs le texte lui-même commande ce retour une sorte de « retour », dans la mesure où cette section commence par déplacer deux vers (60-61) que nous avons rencontrés plus haut (en # 9) : 
 
Unreal City, 
Under the brown fog of a winter dawn, 
 
21. 2. 1. L’aurore (dawn) est devenue le midi (noon). Tout se passe comme si, et selon une manière de faire à la mode dans la littérature moderniste du début des années 1920 (T. S. Eliot venait de lire Ulysse de Joyce et connaissait Virginia Woolf qui n’allait pas tarder à écrire son Mrs Dalloway sur le même principe), le temps du poème voulait imiter celui de la journée. Ce qui est intéressant, dans la mesure où cela permet de dégager une sorte de trame substantielle (un homme se promène dans Londres), et de ramener à des accidents seconds, ajoutés à ce squelette (sur le mode anarchique de l’association des idées, par exemple), les diverses fragments accumulés dans l’intervalle.  
 
21. 2. 2. Autre indice que les deux passages fonctionnent ensemble : tous les deux relatent la rencontre avec un personnage qui vient, de l’extérieur, casser la rêverie poétique – et ramener le narrateur à la terre gaste du réel. Plus haut, la foule coulant sur London Bridge, ici le marchand de raisins de Corinthe. Mais alors que plus haut le discours poétique transformait immédiatement les marcheurs en cadavre pour donner naissance à une nouvelle allégorie (fût-elle celle de la sécheresse allégorique), ici, l’irruption contingente de l’importun semble ne pouvoir déboucher sur rien. 
 
21. 2. 3. Il serait tentant, bien sûr, de voir dans cette absence d’allégorie, une allégorie de l’absence : comment mieux figurer la détresse des temps modernes qu’en l’exposant telle quelle ? Faire du troupeau des businessmen de la City une allégorie de la mort, comme le proposaient les vers 60-75, c’est déjà lui donner un sens, et donc une sorte d’existence et même de nécessité spirituelle. Ne faire aucune allégorie, mais donner à voir le réel tout nu, n’est-ce pas la meilleure manière de figurer la pauvreté des temps ? 
 
21. 2. 4 Le problème, c’est qu’à faire ainsi, on gagnerait autant à exposer directement, et sans reste, un mode d’emploi ou une facture. Autrement dit, ce qui s’appauvrit le plus dans cette opération de dénonciation de l’appauvrissement par l’exemple du retrait de la valeur, ce serait le dénoncé (le réel), que le dénonçant (le discours poétique). L’absence de valeur ne saurait servir d’argument pour revendiquer la valeur. 
 
21. 3. On touche ici au problème de la valeur du ready-made, et de toute œuvre prétendant dénoncer la médiocrité par l’exemple.  
 
21. 3. 1. Le vers 211 comporte d’ailleurs justement un ready-made : « c. i. f. London » est la mention apposée sur les raisins secs du personnage. Ce fragment de discours est l’intégration dans le discours poétique d’un fragment de parole ordinaire, reproduit tel quel et signifiant « cost, insurance freight ». 
 
21. 3. 2. Sauf que dans une note autographe, Eliot déclare que ces trois lettres signifient « carriage & insurance free ». Erreur de sa part, ou ruse ? Question : un acronyme désignant soi-disant dans un poème autre chose que dans la réalité est-il encore un ready-made ? Tout est dans le « soi-disant ». 
 
21. 4. À y regarder de plus près, on peut de toute façon penser que cette histoire d’allégorie de la fin de l’allégorie (qui en est pourtant la lecture habituelle, semble-t-il), ne tient pas dans le détail, le prétendu réalisme de la scène (déjoué pourtant par l’« Unreal city » augural) ne tenant pas l’analyse.  
 
21. 4. 1. Ainsi, « démotique » peut signifier « commun, vulgaire ». Mais appliqué à la langue grecque, celle de M. Eugenides, cela signifie « grec moderne ». 
 
21. 4. 2. Qu’un Grec parle en démotique, voilà qui va de soi. À elle seule, cette caractérisation d’ailleurs pourrait connoter une sorte de mépris, ou de regret, de nostalgie pour la noble langue (et, derrière, civilisation), des Grecs anciens. Mais, nous dit Eliot, il s’adresse à lui en « demotic french », langue qui ne comporte pas de forme ancienne (au mieux pourrait-on dire que le français est un « latin démotique »).  
 
21. 4. 3. Qui plus est, Eugenides est de Smyrne. Or, il s’agit bien là d’une ville marchande, mais pas de Grèce : c’est en Turquie. Qui plus est, Smyrne n’existe plus (c’est le nom ancien de l’actuelle Izmir).  
 
21. 4. 4. Il ne peut donc s’agir, pour Eliot, d’opposer, par un ready-made déceptif, la valeur d’une antiquité glorieuse au nihilisme d’une modernité décérébrée par le désir d’argent. Tous les éléments semblent bien là, mais le puzzle est truqué. On imagine son fabricant démoniaque, riant comme le héros de La Vie mode d’emploi, au moment de mourir : «Assis devant son puzzle, Bartlebooth vient de mourir. Sur le drap de la table, quelque part dans le ciel crépusculaire du quatre cent trente-neuvième puzzle, le trou noir de la seule pièce non encore posée dessine la silhouette presque parfaite d'un X. Mais la pièce que le mort tient entre ses doigts a la forme, depuis longtemps prévisible dans son ironie même, d'un W. »  
 
Ville irréelle, 
Sous l’ocre brouillard d’un midi d’hiver 
M. Eugenides, le marchand de Smyrne, 
Pas rasé, la poche pleine de raisins secs 
C. A. F. Londres : documents mis en évidence, 
Me proposa en français démotique 
Un luncheon au Cannon Street Hotel 
Suivi d’un weekend au Métropole.


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