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Les leçons que la baladodiffusion peut tirer de la Révolution française

Publié le 14 juillet 2015 par _nicolas @BranchezVous
Les leçons que la baladodiffusion peut tirer de la Révolution française Exclusif

Qu’est-ce que la baladodiffusion québécoise de 2015 peut bien avoir en commun avec la presse révolutionnaire de 1789? À l’occasion de ce 14 juillet, voici quelques réflexions qui, je l’espère, ne me vaudront pas un rendez-vous avec la guillotine.

Laissez-moi vous présenter Albert (nom fictif). En 1789, Albert a lancé son propre journal à Paris. En tant que journaliste-éditeur de l’époque révolutionnaire, Albert était un homme-orchestre qui faisait tout lui-même, peut-être avec l’aide d’un compagnon ou deux : recherche et rédaction du contenu, typographie, impression, relations avec les abonnés et les colporteurs qui vendaient ses journaux dans la rue, etc.

La presse parisienne «à contenu» étant, à l’époque, dépourvue de publicité, Albert devait se fier aux ventes de son journal pour se maintenir à flots.

Albert vivait très bien de son journal. Bruno travaille bénévolement et ne réussit même pas à couvrir ses frais. Pourquoi?

Voici maintenant Bruno (nom fictif lui aussi). En 2015, Bruno a lancé sa baladodiffusion à partir de son studio personnel, quelque part au Québec, l’endroit exact n’a pas beaucoup d’importance. En tant que baladodiffuseur, Bruno aussi est un homme-orchestre qui fait tout lui-même, peut-être avec l’aide d’un chroniqueur ou deux : il prépare son émission, l’enregistre sur son ordinateur, ajoute des effets sonores au montage, héberge le fichier MP3 sur son propre serveur, répond aux abonnés sur Twitter et Facebook, et gère la distribution de ses balados sur iTunes, Stitcher et son propre site web.

La baladodiffusion québécoise étant à peu près dépourvue de publicité, Bruno doit se fier sur les dons de ses abonnés pour rentabiliser son projet.

Albert vivait très bien de son journal. Bruno travaille bénévolement et ne réussit même pas à couvrir ses frais. Pourquoi?

Fausse piste no 1 : les coûts d’opération

Fondamentalement, produire un podcast ne coûte pas cher. Bruno peut très bien produire une émission de qualité avec un micro à 150$ et un logiciel de montage gratuit. Quant à l’hébergement et à la livraison du fichier, on parle de quelques cents par abonné, à partir du moment où l’on atteint un auditoire le moindrement significatif.

Photo : Zoomar.

Photo : Zoomar.

Produire un journal révolutionnaire ne coûtait pas bien cher, non plus. L’historien Jeremy Popkin1 a d’ailleurs calculé qu’il était possible de rentabiliser l’opération avec quelques centaines d’abonnements.

Ceci dit, même si certains de ces journaux partageaient leurs locaux et leurs presses avec des imprimeries commerciales, l’investissement de base requis pour lancer un journal dépassait, en termes relatifs, ce qu’il faut pour créer un podcast aujourd’hui – et le papier était plus cher, en 1789, que la bande passante ne l’est aujourd’hui.

Le problème de la baladodiffusion n’est donc pas un problème de coûts. Regardons maintenant du côté des revenus.

Fausse piste no 2 : trop de clients qui ne paient pas

C’est bien connu : pour un auditeur qui verse régulièrement des dons à son podcast favori, il y en a plusieurs qui l’écoutent religieusement, à chaque semaine, sans jamais verser un sou.

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Mais la plupart des lecteurs du 18e siècle ne payaient pas leurs journaux, non plus. On se prêtait les copies, on les lisait à haute voix en public, on partageait un abonnement avec d’autres en visitant un cabinet de lecture ou une bibliothèque. On pouvait même se cotiser pour acheter une gazette dans la rue et partager ainsi le coût à plusieurs. L’estimé le plus conservateur que j’ai vu est celui de Gilles Feyel2, qui a calculé que chaque copie imprimée d’un journal passait entre les mains de six à huit lecteurs au début des années 1780; Popkin, lui, parle de dix lecteurs par copie à l’époque révolutionnaire.

Bien sûr, un lecteur de journal qui emprunte la copie de son beau-frère ne «coûte» rien au journaliste, contrairement à l’auditeur qui consomme de la bande passante pour télécharger un balado gratuitement. Mais le coût additionnel par auditeur est minime, on l’a déjà dit. Alors, il est où, le problème?

L’absence de barrières

Pour que six ou huit personnes puissent lire une copie d’un journal révolutionnaire, il fallait d’abord que quelqu’un achète cette copie. La nature du média imposait des limites à la circulation gratuite de l’information : si personne ne payait, personne ne lisait, point.

Nous avons fait le choix de publier les balados gratuitement et d’espérer un paiement par la suite. Or, il est très difficile de convaincre autrui de payer pour un bien qu’il peut obtenir gratuitement.

Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Nous avons fait le choix de publier les balados gratuitement et d’espérer un paiement par la suite.

Le potentiel de circulation gratuite du contenu ne connaît par conséquent plus aucune limite : en théorie, ce ne sont plus six, huit ou dix personnes qui consomment nos balados pour chaque auditeur payant, mais bien 25, 50, 100… ou même une quasi-infinité, puisque rien ne garantit que qui que ce soit ne versera la moindre obole. Peu importe alors que chaque «client» non payant ne coûte pas cher : ils écrasent inévitablement le producteur de contenu sous le nombre.

Or, il est très difficile de convaincre autrui de payer pour un bien qu’il peut obtenir gratuitement au même moment, sans la moindre restriction. C’est la clé du problème.

Encore un problème sans solutions?

Alors, quoi faire si on veut vivre de la baladodiffusion, ou au moins ne pas y perdre sa chemise? Est-ce que l’exemple des journaux révolutionnaires peut nous donner un indice?

Peut-être. À l’époque, l’éditeur-imprimeur qui voulait lancer un journal préparait un prospectus qui décrivait son projet, il vendait des abonnements à l’avance, et il commençait à publier une fois l’argent encaissé. Aujourd’hui, l’équivalent serait de lancer un Kickstarter pour chaque «saison» d’un podcast. Pas d’abonnés, pas de podcast. On pourrait même fixer le nombre d’épisodes à produire en fonction des revenus. Ça se fait : Tabletop, l’émission vidéo de Wil Wheaton sur les jeux de société, s’est financée de cette façon l’année dernière. Bien sûr, n’est pas Wil Wheaton qui veut, mais un podcasteur audio solitaire n’a pas besoin du budget de Tabletop pour justifier d’investir une journée par semaine dans son émission, non plus.

Image : Columbia Pictures.

Image : Columbia Pictures.

On pourrait aussi envisager de créer artificiellement des barrières à la diffusion gratuite du contenu, comme celles qui apparaissaient naturellement dans le cas des journaux que personne ne pouvait lire sans que quelqu’un n’en achète une copie au préalable. Par exemple : si vous avez 300 abonnés payants, vous permettez 3 000 téléchargements gratuits, puis vous retirez le fichier d’Internet. Pas sûr que ce serait très apprécié, mais ce serait faisable – si personne ne décide de vous pirater. Dan Carlin a trouvé une manière plus «douce» d’accomplir le même objectif pour son podcast Hardcore History : les anciens épisodes sont retirés d’iTunes après un certain temps, puis ils reviennent en version «livres audio» vendus à l’unité. Les revenus qu’un baladodiffuseur peut obtenir de cette manière dépendent de la périssabilité de son contenu, mais au moins ses coûts d’opération sont strictement contrôlés.

La solution la plus simple, si elle était praticable, serait d’imiter le modèle américain, basé sur la commandite. Que vous écoutiez des podcasts youhesse d’affaires publiques, de sports, d’histoire ou d’humour, vous entendrez les mêmes messages des mêmes annonceurs, la plupart reliés de près ou de loin au commerce électronique ou à la culture. L’épineuse (et pas très ragoûtante) question de la monétisation des auditeurs devient alors secondaire.

Est-ce envisageable ici? Disons que si les entreprises québécoises étaient intéressées à commanditer des balados en ce moment, ça se saurait. Il faudra les convaincre.

Alors, on fait quoi?

Lors de mon passage à la Première Chaîne de Radio-Canada en fin de semaine dernière, je n’étais pas très optimiste sur les perspectives à court terme de la baladodiffusion professionnelle au Québec. Mais si vous saviez jusqu’à quel point j’aimerais me tromper!

La bonne nouvelle, c’est que la manière d’aller chercher des commanditaires et des abonnés, elle, n’a rien de révolutionnaire. Il faut proposer un contenu qui s’adresse à un auditoire mal desservi par les autres médias professionnels, et présenter ce contenu d’une manière qui se démarque de ce que peuvent offrir les médias amateurs.

Or, il n’y a presque plus de techno à la télé québécoise, et on n’en parle à peine à la radio. L’opportunité, elle est peut-être là. Reste à en faire la preuve.

  1. POPKIN, Jeremy D, La presse de la Révolution : journaux et journalistes (1789-1799), Paris : OJacob, 2011. Voir le chapitre 2, en particulier les pages 75 à 86.
  2. FEYEL, Gilles, L’annonce et la nouvelle : la presse d’information en France sous l’ancien régime, 1630-1788, Oxford : Voltaire Foundation, 2000, p. 1287.

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