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Sur la table du royaume de Danemark, le théâtre du jour joue l’atout chœur

Publié le 20 juillet 2015 par Sheumas

" Le temps est sorti de ses gonds ", out of joint, et rien ne va plus dans le " royaume du Danemark "... Dans Hamlet de Shakespeare, le personnage principal n'est pas seulement le prince de Danemark, il est aussi spectateur, acteur, metteur en scène... Il tient dans sa main la régie lumière et la régie son de la pièce, et il administre également, et un peu malgré lui, toute la régie philosophique et poétique du grand Will. Vêtu de noir, à la fois tremblant et ricanant, il jette sur le " piège à souris ", the mouse-trap dans lequel l'homme se débat, un regard terriblement lucide. Il accompagne le spectateur dans l'escalier d'une méditation sur l'homme, l'amour, le désir, la jalousie, la convoitise, la mort, le pouvoir, la famille, la guerre, la volonté, le rêve, la folie... Et le théâtre, bien évidemment... Et la mise en scène de Pieryck VANNEUVILLE de la Compagnie Pierre DEBAUCHE sert, avec souffle, le pneumatique à réflexion qu'est le théâtre de Shakespeare.

Dès les premières minutes, embarqué à bord de cette grande roue qui tourne inexorablement pendant plus de quatre heures, le spectateur est plongé à la fois dans une intrigue palpitante (pour qui ne connaît pas l'histoire) et dans une aventure intellectuelle et théâtrale. La scène s'ouvre sur un chœur de jeunes comédiennes, à la fois danseuses, actrices et percussionnistes (Joy BERNARD, Nolwenn BERTRAND, Clémence BIENSAN, Adeline CHAIGNE, Elise GHIENNE, Louise GRENIER, Giulia GROSMAN, Valentine REGNAUT, Marion ROY). Souples, prestes, imprévisibles et capables se changer en un temps record, à l'avant-scène ou au fond, derrière une gaze, elles passent, repassent, accompagnent, interviennent, commentent, impriment finalement tout au long de la pièce mouvement, cadence, frisson, émotion... Leur présence apporte quelque chose d'essentiel à la tension dramatique et à la beauté de la tragédie. Par un intense travail du corps et de la voix, le chœur vibre, frissonne, module et contribue à sa façon à la mise en relief du texte et de sa traduction : rythme, poésie, fantaisie, humour, profondeur, à quoi correspondent déploiement des voix, chatoiement des costumes, élégance des coiffures, harmonie des chorégraphies et des chants.

" Le pauvre fantôme " du vieux Roi, " la vieille taupe " qui vient tourmenter les vivants dans leur " piège à souris ", n'en donne pas moins le frisson sur les remparts d'Elseneur. En ce 12 juillet dans la cour du collège CHAUMIE d'Agen, la nuit tombe doucement sur la scène investie par la troupe du Théâtre du Jour. Voiles du soir après 21 heures, couleur pâlissante du ciel, fraicheur sournoise de la nuit qui marche, cris aigus des martinets, vombrissements agaçants des moustiques et odeurs enveloppantes d'essence de citronnelle (diffusées par le flacon opportun d'une voisine)... Autant d'éléments improvisés qui contribuent à rajouter un effet véritable effet de réel à l'apparition du spectre. A ce moment précis le chœur affolé souligne l'impression de terreur qui s'empare des gardes pourtant armés de leurs mitraillettes au poing. La silhouette menaçante et le visage hagard du vieil Hamlet (somnambulique Myke ALIAS) sont grandis par les voix et les chorégraphies étranges qui font aussitôt de l'espace scénique un lieu de vertige et d'étourdissement.

La mécanique infernale de la tragédie est d'ores et déjà lancée, sinistre et faussement joyeuse danse macabre où défilent, dérisoires ou tragiques, les " têtes à massacre " de la pièce : tête de " maquereau ", ( fishmonger) de Polonius, vieux bavard raisonneur et ridicule (malignement interprêté par Robert ANGEBAUD), têtes à claques de Rosencratz et de Guildenstern (courtisans avides, dont les deux comédiens Christophe CAULE et Charlie DUVAL accentuent avec brio la vénalité et la superficialité), tête brulée de l'oncle criminel, Claudius, enfoncé dans la fange et la luxure, se livrant sur scène à des étreintes lascives avec la reine comme avec une courtisane, tête de mort de Yorrick que Hamlet fait revivre (" où sont tes rires, tes fredaines... "), tête fausse et artificieuse de la reine Gertrude occupée seulement à varier ses toilettes et ses parures pour plaire à son " coq " de basse cour, se pavanant languissamment dans sa baignoire devant son fils aliéné (déchainement oedipien astucieusement souligné par le jeu de Marine MANFREDI).

Si Hamlet tergiverse, hésite à céder aux instances surnaturelles, " Remember me ! Remember me ! (paroles fatales répétées par le chœur et qui vibrent, implacables dans le soir devenu sombre), il déclenche néanmoins le mouvement frénétique de la " branloire " infernale chère à Montaigne. Après l'apparition du spectre, Hamlet avait déjà évoqué le " globe déjanté " dans lequel l'homme perdait tout sens de l'orientation... Depuis que la pourriture est affichée, proclamée comme enseigne de tout le royaume, depuis que le ver est définitivement dans le fruit, (le fossoyeur le rappellera à son heure), le monde s'est mis à tournoyer, le monde " marche sur la tête " et ne vaut au fond pas mieux que la tête de mort avec laquelle jouera le fossoyeur (désarmante insouciance de charbonnier affichée joyeusement par Anthony-Paul DRONZIN). Pierrick VANNEUVILLE, qui travaille tout au long de la pièce à découvrir, par son interprétation, toute la complexité du personnage d'Hamlet, fait, à un certain moment, le choix de la désinvolture. Désemparé après sa malheureuse aventure en mer, assis sur une tombe avec Horatio, il rattrape le crâne que lui envoie le fossoyeur comme une balle de hand-ball : ultime facétie du bouffon Yorick ou préambule à une méditation sur la vanité des vanités ? " Fais-la rire avec ça ! "... Fais-nous rire avec ça !

Hamlet est le bouffon, plus sage dans sa folie que n'importe qui. Tout stupide qu'il était, Polonius avait bien remarqué avant sa mort que la démence de Hamlet ne manquait pas de logique ! Hamlet, qui enviait les comédiens, est devenu l'acteur principal et, dans le cimetière, il se met à frisonner. Il frissonne devant la danse macabre qu'il a lui-même ouverte, prenant sa part dans le terrible jeu de massacre dont la victime la plus tendre est la belle Ophélia, (souriante et touchante Noémie COLARDEAU qui incarne une Ophélia bienheureuse et naïve), Ophélia assommée par la folie et finalement portée par le chœur des jeunes filles vêtues de blanc ; massacre de la raison et de l'avenir que Hamlet incarnait lui-même naguère, avant qu'il ne décide définitivement de tourner le dos à sa mémoire, à son équilibre et à son éducation... Massacre du dernier acte enfin, au moment du duel orchestré par un souverain empêtré dans ses fautes (Olivier DUMAS incarne un Claudius rigide et scrupuleusement coupable).

Après la chute libre de ce théâtre des fous au fond de ces sphères métaphysiques, la dernière scène de la pièce laisse entrevoir, par la mise en scène, un retour à l'équilibre de " l'assiette ". Le jeune Fortimbras de Norvège pénètre sur le lieu du massacre où gisent pêle-mêle Hamlet, Laërte (frémissant Dorian LOPES), Gertrude, Claudius. " Horrible ! Horrible ! "... Il demande à ses gardes de redresser Hamlet et de le remettre à hauteur d'homme. Sans chemise, tout dégoulinant du combat qui vient de s'achever dans le vin et dans le sang, pitoyable marionnette désarticulée qui ne tient déjà plus qu'à un fil... A Horatio de tenter de le recoudre pour en tirer l'intrigue ! Et dans le fond du théâtre, le chœur des percussions fait sourdement écho au moment tragique. La nuit est profonde. Il est deux heures trente du matin. Les étoiles sont allumées. Au fond de sa galerie, le vieil Hamlet peut reposer en paix.

Sur la table du royaume de Danemark, le théâtre du jour joue l’atout chœur

Théâtre du Jour. Agen


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