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Le peintre en son miroir : 3 De la Vanité à la Virtuosité

Publié le 31 juillet 2015 par Albrecht

La figure du peintre englobé dans son miroir comme une Tour Eiffel dans sa boule prend sa source  dans les Vanités, et se prolonge  dans un pur exercice de style.


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Le Christ en Salvator Mundi
Joos van Cleve, vers 1516 – 1518, Louvre

Le globe  sommé d’une croix représente le Microcosme, le Monde maintenu dans l’Harmonie par le Christ.

Le reflet de la fenêtre en haut à gauche est encore  un pur artifice graphique, qui permet à la  sphère cristalline de rivaliser d’éclat avec le bijou scintillant et  la luminosité du  fond d’or : inutile d’y chercher le reflet du peintre, impensable dans un contexte sacré.
Quatre vingts ans et quelques guerres de religion plus tard, un peintre très original va  détourner le symbole triomphal en un symbole macabre.

Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET

Vanité
Jacob de Gheyn le Jeune, 1603, Metropolitan Musem of Art, New York

Le plus ancien tableau connu de Vanités met en scène une métaphore : sous le proverbe abrégé « Humana [cuncta sic] vana » – littéralement « Toutes les choses humaines sont vides «   la niche montre effectivement deux objets vides, et les met en équivalence :

le crâne n’est pas plus durable que la bulle,

la bulle ne  réfléchit pas plus que le crâne.

Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET bulla
Car les images qu’on y voit ne sont pas des reflets, mais de purs symboles : en haut à gauche un soupirail grillagé, en bas à droite une roue de torture et une crécelle de lépreux.

Pour scruter de plus près les mystères de cette bulle, voir l’image en très haute résolution : http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/436485

Pour une analyse détaillée de cette oeuvre très étonnante d’un peintre rare, voir La boule mystérieuse .

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Vingt ans plus tard, un autre peintre va s’inspirer de De Gheyn et faire à nouveau évoluer le symbole.

pieter gerritsz van roestraten vanite 1627

Vanité
Pieter Gerritsz van Roestraten, 1627, Collection privée

Le crâne couronné de lauriers dérisoires règne sur :

  • une montre qu’on ne remonte plus,
  • des médailles futiles
  • une bougie qui s’éteint.


pieter gerritsz van roestraten vanite 1627 detail
Totalement sécularisé, le globe chrétien a gardé pour trace vestigiale la forme en croix de son crochet de suspension.

Désormais métallisée, la sphère n’a plus rien d’une Vaine Bulle : c’est un objet de Superbe, célébrant l’habileté de l’artiste à reproduire son atelier en miniature, et la pérennité de son Image insérée à tout jamais  dans son Oeuvre.

Roestraten reprendra cet exercice de virtuosité dans plusieurs de ses orgueilleuses productions.

pieter gerritsz van roestratenNature morte au chandelier

Nature morte au chandelier
Pieter Gerritsz van Roestraten, entre 1660 et 1685, Musée des Beaux Arts de Montréal, Canada

Quarante ans plus tard, le goût a encore changé : dans cette composition courtisane :

  • la bougie qui s’éteint est portée par un chandelier d’apparat,  avec des lions, des anges et des fruits ;
  • la rose ne s’étiole pas ;
  • la montre n’est plus un symbole de a vie courte, mais un objet de luxe.

Quant à la médaille, elle  n’a plus rien de futile  : elle est à l’effigie du roi Charles II d’Angleterre, dont le peintre flatteur espérait  obtenir des commandes.

pieter gerritsz van roestratenNature morte au chandelier laurier
Il faut vraiment se crever les yeux pour voir les très discrètes feuilles de laurier, résurgences d’une  Vanité souterraine.

Vanité au violon et à la boule de verre

Pieter Claesz, 1625,  Germanisches Nationalmuseum, Nurenberg

Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625
La boule montre Claesz à son chevalet, entre le lit et la fenêtre dont les meneaux projettent, de la boule au verre renversé, un triple signe de croix de plus en brouillé.
Le sens de la lecture, qui est aussi celui de la lumière, nous conduit donc de l’Artiste  au Crâne.


Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 etude plaisirs
Les objets sont répartis en deux groupes opposés : ceux du Plaisir –  musique (violon) et  bonne chère (noix, verre de vin) ; et ceux de l’Etude – montre, plumier, encrier, plume, lampe à huile, livre. Les domaines adverses s’imbriquent , sachant que, du point de vue de la Vanité,  tous  deux sont d’équivalentes impasses.


Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 spheres
La boule métallique réside côté Etudes (habileté, science, perséverance). En face, côté Plaisirs, une autre boule dure lui fait concurrence : le crâne (siège de tous les sens).

Au dessous de chacune de ces  deux grandes  boules réfléchissantes, un objet-compagnon, lui aussi sphérique, les rappelle à la fugacité des choses : la montre ouverte fait voir  sa mécanique, qui s’arrête si on ne la remonte pas ; et la noix fracturée dévoile sa cervelle périssable.


Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 sens elements
Le spectateur en a pour son argent : une autre lecture exhibe les Cinq Sens, une autre retrouve un Carré des Eléments qui, très classiquement, se combinent sur les côtés et  s’opposent sur les diagonales.


Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 boule
Clé liée à sa montre, plumier lié à son encrier, plume d’oie frôlant  son cahier, archet effleurant son violon : tous ces couples actif/passif convergent, dans le miroir sphérique, vers leur synthèse en miniature : le couple du peintre et de sa toile.

L’effet spécial du peintre dans la boule allait tenter d’autres artistes flamands.

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Simon luttichuys 1650 Muzeum Narodowe Gdansk vanite

Vanité
Simon Luttichuys, 1650, Muzeum Narodowe, Gdansk

Ici Simon Luttichuys avec sa femme

Simon luttichuys 1650 Muzeum Narodowe Gdansk vanite miroir

Luttichuys Vanitas Skull mirror

Vanitas
Luttichuys, Trafalgar Galleries (extrait de Stoichita, L’instauration du tableau)

Quand le peintre a tourné le dos, seul le chevalet demeure au sein d’une Nature vraiment Morte.

Le thème  de la Vanité dans le miroir ressurgit sporadiquement chez des peintres fascinés par l’exactitude flamande.

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Voir par exemple les autoportraits d’Orpen, qui méritent une étude spéciale (voir Orpen scopophile).

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Gustave Victor Cousin Vanite et autoportait
Vanité et autoportait
Gustave Victor Cousin, 1859 ?, Collection privée

Dans cette très studieuse Vanité ont été  répartis  au premier plan, autour du crâne fatidique, les objets des Trois Vies : celle des Honneurs (vita pratica – le pistolet, la riche draperie), celle des Plaisirs (vita voluptuaria – le pichet, le verre de vin) et celle de l’Etude (vita  contemplativa – le livre, la bougie éteinte).

Plus originale est la composition de part et d’autre du miroir : pourquoi cet inhabituel bouquet de roseaux si ce n’est pour introduire une affinité visuelle avec le bouquet de pinceaux dans la palette ?


Gustave Victor Cousin Vanite et autoportait detail
Du coup, le peintre penché se trouve avoir pour alter ego non pas le crâne sur la table , mais l’écorché courbé dans l’autre sens, entre le roseau qui pense et le pichet qui fait oublier :

l’homme du miroir semble finalement refléter, non pas  le peintre qui se planque,

mais sa figure symbolique, cet écorché en tension entre l’Etude et le Plaisir.


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Leo Whelan THE MIRROR 1912 collection privee

Le miroir
Leo Whelan, 1912, Collection privée

Bien que n’étant clairement pas un « autoportrait furtif » ni une Vanité, ce tableau trouve sa place ici car il réinvente le procédé formel que nous venons de voir.

La sculpture devant le miroir représente un groupe de paysans récoltant des pommes de terre : allusion audacieuse pour l’époque, aux grandes famines irlandaises. Mais au delà de l’affirmation nationaliste, elle revêt une signification plus intime. Car le seul personnage du groupe sculpté qui se retrouve dans le reflet …

Leo Whelan THE MIRROR 1912 collection privee sculpture
…est l’homme qui s’appuie sur sa pelle comme Whelan sur son propre instrument de travail : le pinceau.

Réuni au paysan  par le rideau doré, le peintre se revendique comme trimant, lui aussi, pour  la survie et la fierté  de l’Irlande.


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Mark Gertler Still Life with Self Portrait 1918

Nature morte et auto-portrait
Mark Gertler,1918

Le peintre s’étudie deux fois : dans la boule et dans la bouteille. Le reflet nous le montre seul et paisible dans son atelier : mais  nous le voyons attaqué dans le dos par un samouraï armé d’un sabre.

Miroir rond comme un cou tranché, bougie décapitée : cet exercice de style est encore une Vanité.

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Portrait de femme

Santiago Rusinol, 1894, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelona

Santiago_Rusinol_-_Female_Figure_-1894

 Dans cette composition sévère, le profil barbu de Rosinol affronte, du fond du miroir, le profil délicat de la jeune fille.

Santiago_Rusinol_-_Female_Figure_-1894 schema

Tout est mis au service d’une  simplicité efficace :

  • la perspective  impeccable  – les fuyantes du marbre de la cheminée convergent bien vers l’oeil du peintre ;
  • la  géométrie implacable – des emboîtements de carrés ;
  • la palette raréfiée – noir et ocre ;
  • le point de vue  simplifié : de profil.

Austérité voulue, qui met d’autant plus en valeur les lignes serpentines de la jeune fille, la pureté de son profil, et les seuls objets colorés du tableau…

Santiago_Rusinol_-_Female_Figure_-1894 vanite

…qui sont les attributs symboliques de sa fugitive Beauté : deux brochures (fanées) et un bouquet (fané).

Evacuez la Vanité par la fenêtre, elle rentre par la cheminée.

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Nature morte au miroir sphérique
Lithographie de Maurits Cornelis Escher, 1934

Points culminants de la virtuosité graphique, les miroirs sphériques d’Escher sont-ils, aussi, des Vanités ?

La sculpture de harpie est souriante, mais par sa taille elle semble placer le peintre-miniature  en situation de musaraigne. Cette sculpture existait réellement et avait été donnée par son beau-père à Escher, qui a l’a utilisée  dans d’autres oeuvres.

Plus significatif est le livre qui supporte l’ensemble : il sagit de «Vers un nouveau théâtre (Towards a new Theater », d’Edward Gordon Craig, metteur en scène et théoricien qui prônait la suppression du décor figuratif et la fusion  des acteurs  avec l’avant-plan.

Sur la scène délimitée par le livre, la boule de verre met en pratique ce principe, en propulsant  la harpie-spectateur en situation d‘acteur.

Donc nulle Vanité ici, mais une réflexion virtuose sur une théorie esthétique.


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