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(note de lecture) Gérard Cartier, "Le Voyage de Bougainville", par Geneviève Huttin

Par Florence Trocmé


CartierÉcrire des poèmes, c’est assumer une tradition , celle du savoir poétique que la poésie nous donne , un savoir de l’homme et de l’univers . C’est ce que postule avec audace le poète qui veut suivre la trace de ses prédécesseurs, en quête de ce continent toujours à découvrir, continent perdu, oublié, avec ses beautés formelles et avec son sujet : l’homme, ce qui de lui demeure bien qu’il ne cesse de se transformer, de faire son histoire. 
Ce sont de grandes « laisses » ou stances, des alexandrins désarticulés, dans la bouche d’un moi lyrique invisible, présent à tous les  souvenirs dispersés, les savoirs ruinés de l’humanité. 
En quoi Gérard Cartier est poète, en quoi il est lui et pas un autre, la question de son identité, est posée. Il se pense comme un navigateur de ce siècle, un nouveau Jacques Cartier (lequel  lui a « volé l’état civil » avant de naitre), ou héritier de Bougainville (« bâtard » des marins de la Boudeuse), Bougainville, le naturaliste, le savant,  
   suis- je de ce siècle  
A embrasser des passions perdues  dernier peut être  
Des bâtards semés sur les deux hémisphères  
Par les héros de la Boudeuse
 …  
(p.11) 
 
Il trouve en lui la tentation de la fuite : « suis-je de ce siècle ? » moi qui suis hanté par tant de « passions perdues »  
De ces Passions perdues le poète dresse la liste des sections : histoire naturelle, géographie, sciences, histoire, philosophie, littérature, pour finir par Encyclopédie. Ces passions sont aussi des valeurs : la vertu , la beauté, la justice, la révolution. Et leur dédient des chants. 
L’histoire se trouve placée au centre du recueil. 
 
Interrogé sur ce rapport à l’histoire, Gérard Cartier m’a volontiers répondu que pour lui il s’agirait d’un certain traitement du passé visant à « incarner des personnages sans les trahir et sans se trahir soi même » donc d’une relation poétique à l’histoire  
Que « la méthode de l’histoire n’est pas celle du poème » il l’avait déjà énoncé dans Alecto ! (Obsidiane 1994) cet épithalame à l’envers , où le poète est marié à l’Erynnie .  
Robert Desnos est mort à Terezin et Gérard Cartier veut porter pour lui l’injustice de sa mort, d’avoir été poète et assassiné, nié dans le numéro .  
Dans Le Voyage de Bougainville, le poète réincarne d’autres voix : Jean-Jacques Rousseau, dit « le rousseau », l’homme du Contrat social et de l’égoïsme en même temps : 
  
Un pavillon de planches dans un alpage  
La Chartreuse ou les Bauges  n’être que regard et silence  les herbes le ciel entre deux monts (…) 
Le bonheur est égoïste oublier le monde  
Et en être oublié   n’était l’épineuse question 
De la subsistance (p.60) 
 
Parfois il s’incarne dans le peuple juif, dans ses errements et son errance après 1945.  
« à peine revenu dans son lieu il repousse le monde » (p.68 ) 
Parfois dans les hommes de Londres , à travers un hommage à la radio comme invention et lien pour l’action :  
le souffle mi humain qui fait chanter l’étain (p.67) 
 
Un chant est dédié à 1917 et aux symboles révolutionnaires  
 
« le rouge que serions nous dis tu allons  
si manquait le murex à la mer 
(…) et le lourd Barbera Alba qui ce soir est mon maitre de philosophie Crois tu que l’histoire en eut été changée  
Robespierre amolli et Lénine empêché 
Que le sang par les rues n’eut pas coulé souvent  
Qu’importe le signe à qui veut la chose  
Le blanc tout aussi bien aurait fait notre affaire  
Legers voiles de noces ondoyant sous les neiges 
Dans les feux de Bengale du croiseur Aurore »  
 
Poème dont l’auteur donne lui même l’explication de texte : 
« Le poème est né d’une commande de Francis Combes à une série de poètes, sur le thème : « Si le rouge n’existait pas ». Sous-entendu : peut-on imaginer un monde où l’idée révolutionnaire (le « rouge ») soit absente. 
J’ai répondu - à côté - avec ce poème. La couleur rouge fait trop penser au sang pour que l’idée même de révolution n’en soit pas entachée (il y a eu un retournement d’image incroyable, puisque le rouge signifiait à l’origine le sang du peuple versé par les oppresseurs et qu’aujourd’hui on a tendance à y voir le sang qui accompagne les révolutions...). J’imagine que, si les circonstances l’avaient voulu, le blanc aurait pu être la couleur des révolutionnaires – et que cela n’aurait pas nui à l’idée de révolution – au contraire. Imaginons la révolution d’Octobre placée sous les auspices du blanc (innocence, pureté) et la contre-révolution en rouge... 
Quant au Barbera d’Alba, le vin (très rouge) que je buvais en écrivant ce poème (j’étais à Turin), s’il est une métaphore de quelque chose, c’est de l’ivresse de la révolution – non du sang versé. » 
 
Et ce présent qui est le sien comme le nôtre, reste ouvert sur toutes sortes de possibles toujours virtuellement actualisables : ce qu’il donne dans la section « Littérature » :maintenant fait retour au temps de Dante,  il est voué à de « monstrueux dévots »  
« Fulminants dans leur langue sommaire  
Hoquets cris de gorge claquement de langue  
Autant de vices classés avec art, autant  
De supplices chevalets crocs de fer  
Fourneaux et gibets à lasser l’imagination  
(p.87) 
 
Il rêve qu’il aurait pu naitre avant- hier pour d’autres occupations du sol, à un autre destin : Gérard Cartier l’ingénieur, homme « des chantiers et des nombres » : 
 
J’aurais su pourtant comme un autre inventer  
L’Océan du sud où chantent les baleines  
dépêcher au Musée des Colonies ces peuples accouchés dans une feuille de bananier 
qui gardent le paradis 
 
Il s’adonne à la mélancolie des portraits : 
On est seul maison abandonnée les lourds volets  
Un portrait penche 
 et renait même au milieu des costumes  
celle qu’on croyait à jamais perdue 
»  
 
« L’effacement, c’est le cours naturel de l’Histoire, contre lequel les historiens œuvrent – mais non pour tous : c’est pourquoi les poètes sont là, aussi : non seulement pour se sauver eux-mêmes dans la mémoire future, ce qui est somme toute bien égoïste, mais aussi sauver d’autres expériences, vécues par d’autres ». (extrait d’une conversation avec G. Cartier, Juillet 2015) 
 
La science de l’histoire ne peut être seulement description de phénomènes avec des critères qui d’une façon ou d’une autre seraient ceux des sciences naturelles et obtenus a partir de celle ci. 
 
Qu’est l’histoire sinon acte humain d’appréhension et de compréhension, dialectique de l’esprit dans laquelle le savoir, la raison et aussi l’intuition et jusqu’aux couches les plus profondes de la personnalité se remuent et s’utilisent . 
 
L’histoire est un métier d’humaniste.  
 
Le poète est en faveur de la pensée de l’histoire, 
d’ailleurs la spéculation logique et la fantaisie accompagnent aussi les sciences physiques, donc pourquoi ne conviendraient elles pas à l’histoire. ? 
Le caractère humain de l’individu compte autant que ses idées sur la « réalité » historique .  
La poésie enrichit sa connaissance, remet le sens historique de tous en contact avec l’homme ignoré, et qui s’ignore, enrichit la sensibilité, construit une sphère de résonance historique dans l’homme du présent. 
Le poète lutte contre l’effacement de sa personnalité et contre l’effacement de tous. 
 
 
(Geneviève Huttin)
 
 
Gérard Cartier, Le Voyage de Bougainville, éditions de l’Amourier.


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