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Dans Le Point — le 23 août 2015

Par Tobie @tobie_nathan

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Rentrée littéraire : la fulgurante Égypte de Tobie Nathan

EXTRAIT. Chaque jour, Le Point.fr vous fait découvrir le meilleur de la rentrée littéraire. Aujourd’hui, « Ce pays qui te ressemble » de Tobie Nathan.

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Publié le 23/08/2015 à 09:16 | Le Point.fr Tobie Nathan est un romancier français né au Caire. Mais il est aussi ethnopsychiatre, essayiste, professeur de psychologie. Photo©JULIEN FALSIMAGNE

Tobie Nathan est un romancier français né au Caire. Mais il est aussi ethnopsychiatre, essayiste, professeur de psychologie.

L’Égypte de Tobie Nathan est prodigieuse. Elle est brûlante, amoureuse, intrépide. Elle est faite d’hommes et de femmes, de mères et de pères, de rois enfants et de soldats britanniques. Elle est faite d’Égyptiens, d’étrangers et d’apatrides. D’Arabes, de Juifs, de Coptes. De dates, de biscuits, de pain. Elle est faite du Nil, des pyramides et des palais. De magie et de tragédies.

Éditions Stock — le 19 août 2015

Éditions Stock — le 19 août 2015

Ce pays qui te ressemble est l’histoire de Zohar Zohar, petit garçon chétif devenu prince de la nuit dont le nom signifie « joyau », né dans le ghetto juif du Caire d’une mère sorcière et d’un père aveugle. C’est l’histoire de Masreya, sa sœur de lait arabe, née de Jinane, chanteuse à la voix céleste. C’est l’histoire de leur amour fusionnel et interdit, de leur ambition pour atteindre les plus hautes sphères de la capitale, de leur détermination que rien ne freine, de leurs errances, de leur foi. C’est l’histoire de l’Égypte entière qui transparaît à travers eux, de Farouk, roi sublime tombé en disgrâce. C’est l’histoire du Caire du début du XXe siècle jusqu’à la crise qui le brise en 1952, de ses superstitions, ses rues, sa sorcellerie, ses talismans, ses voitures, ses prières. C’est l’histoire de Joe, jeune homme de la haute société qui rêve de rejoindre Israël, et de Nino Cohen, converti à l’islam, devenu fou sous l’oppression qu’il subit.

Une fresque monumentale

Cette fresque monumentale nous mène d’Alexandrie aux oasis perdues dans le désert, du plus profond des palais sur les routes du pays à bord d’une Mercedes offerte au souverain égyptien par le Führer lui-même. Les pages nous guident dans ces clubs très privés où les danseuses ondulent devant les riches bienheureux, où l’alcool prohibé coule à flots, où les jeux d’argent et de sexe s’épanouissent à l’abri des dieux, des Frères et des épouses.

La Mercedes du roi Farouk vers 1938

La Mercedes du roi Farouk vers 1938

Tobie Nathan, ethnopsychiatre français né au Caire, nous prend par la main et nous offre son Égypte, magnifique, poétique, soumise à l’oppression anglaise, rebelle, antisémite. Il nous présente cette terre plurielle soudain devenue hostile à ceux qui étaient tout aussi égyptiens que les autres, à ces Juifs dont la langue natale est l’arabe. Ceux-là mêmes qui disent « Allah » pour parler de Dieu. Comment l’antisémitisme s’est-il confondu dans ce désir d’indépendance profond et irrépressible ?

Ce pays qui te ressemble de Tobie Nathan, Stock, 536 pages, 22,50 euros. Sortie en librairie le 19 août 2015.

DÉCOUVREZ un extrait du « Ce pays qui te ressemble » (p 107-112) :

Rue Mouffetard

Je suis né de ça… au pays des pharaons, d’une mère possédée par les diables et d’un père aveugle. Que pouvais-je faire entre ces deux-là qui s’aimaient d’une passion infinie ?
Je suis fait de musiques endiablées, de viande de vipère et d’essence de lotus. Pour me protéger, j’ai reçu des fragments du Cantique et un nom surgi de la tombe. Ma naissance valut à ma mère une robe neuve et sept bracelets d’or. J’étais leur premier ; je resterais leur dernier. Nul ne savait d’où je venais ; nul ne pouvait dire où j’irais…
J’ai commencé ce récit par le début, la grossesse de ma mère… Je me demande : est-ce bien le début ? Si on parle de l’enfant qui va naître, sans doute. Mais l’enfant n’est qu’une manifestation de l’être. L’être était sans doute apparu avant, alors que mes parents ne s’étaient pas encore connus, ou même avant leur naissance, qui sait ?
Frères égyptiens, je pense aux pyramides. On dit que nous, les Juifs, les avons bâties pour vous… Comme dans la formule des contes égyptiens, « cela fut, ou cela ne fut pas »… Ce ne sont pas des idoles, mais des rayons de soleil pétrifiés. Ne les abîmez pas. Je doute qu’il nous sera possible d’en construire de nouvelles.
On dit que l’Égypte est la mère des mondes, oum el doniaC’est aussi la mienne ! Je veux dire : l’Égypte est ma mère ; c’est la matrice de toutes mes pensées. Je suis de là. Nous autres, Juifs d’Égypte, sommes de là, de toujours. Nous étions là avec les pharaons. Dans un lointain passé, l’Égypte a été envahie par les Perses et nous étions là ; par les Babyloniens, par les Grecs, par les Romains, par les Arabes et nous étions encore là… Nous autres, Juifs, nous sommes comme les bufflons, pétris dans la boue du Nil, de cette même couleur sombre ; des autochtones.
Nous étions multiples, nous étions tribus. Il est vrai que certains parmi nous provenaient d’ailleurs, aussi, arrivés au IIIe siècle, au XIe, au XVe ou au XIXe siècle. Nous étions de Séfarad, Espagnols chassés par l’Inquisition ; d’Ashkénaz, Russes et Allemands fuyant les pogroms d’Europe, de Mizrah, Perses, Ouzbeks ou Tadjiks, attirés par les promesses ottomanes… Il est vrai que nous étions étrangers par nature, comme les Tziganes, toujours autres des autres… Mais l’Égypte est notre substance, la matière qui nous constitue ; le Nil est l’artère qui irrigue notre corps… Aujourd’hui, nous ne sommes plus là. Frères égyptiens, locataires du pays des vestiges, il vous reste les pyramides et quelques synagogues inhabitées. Prenez en soin ! Comment pouvez-vous vivre sans nous ?
Je m’appelle Zohar, de mon prénom et de mon nom – Zohar Zohar, c’est ainsi que je m’appelle. Si on réfléchit, le monde n’est fait que de lettres, n’est-ce pas ? De toutes les lettres… J’ai parcouru, assemblé et réassemblé les lettres de mon nom, y recherchant la clé de mon destin. Je suis né à la fin du mois d’octobre 1925. Ce n’était pas exactement hier… disons avant-hier, si vous voulez ! J’ai grandi dans ‘Haret el Yahoud, « la ruelle aux Juifs », le ghetto du vieux Caire, fleur de fumier, poussée folle entre les immondices sous le soleil d’Égypte. J’ai passé mon enfance dans la rue…
L’accouchement a été difficile, très difficile. J’étais le premier ; j’ai ouvert son ventre de l’intérieur. Ils ont tout de suite compris que j’étais un problème. Je suis arrivé par les pieds, le cordon autour du cou. Khadouja, sage Sett Oualida, « Madame Maman », qu’on était allé quérir à Bab el Zouweila pour assister ma mère, a dit :
– C’est grave ! Celui-là, il vient contre sa mère.
– Qu’est-ce que tu veux dire, espèce de paysanne ? s’insurgea la tante Maleka. Un enfant qui vient de naître peut-il être contre sa mère ?
– Il vient contre sa mère, répéta Sett Oualida. Il vient pour la faire souffrir, pour lui faire du mal. Il peut même la tuer !
Et ma tante l’insulta :
– Que le sort qui suinte de ta bouche tombe au loin ! Va-t’en au diable, fille des rues ! Regarde comme il est gros. Tu verras qu’il sera fort comme un lion.
Ma mère, la pauvre, souffrait tellement qu’on entendait ses cris jusqu’au quartier karaïte, au souk el na’hassin, le marché au cuivre, et à Khoronfesh. Sett Oualida lui enduisait le ventre de l’huile de lotus du rab Moshé, ce qui la calmait un peu, et puis les contractions reprenaient et les hurlements terribles déchiraient de douleur l’âme de Motty, mon père. On fit venir dix hommes qui savaient prier et on leur demanda de chanter des psaumes pour fléchir la sévérité de Dieu qui voulait rappeler l’enfant et sa mère auprès de lui. Et ma mère criait. Et les hommes priaient. Et mon père pleurait. Finalement, au bout de vingt-quatre heures de souffrances, Motty, mon père, qui se tenait dans la poussière de la rue, finit par entrer. Il posa ses deux mains sur le ventre de ma mère et se décida à chanter le passage du Cantique :
« Là ta mère t’a enfantée. C’est là qu’elle t’a enfantée, qu’elle t’a donné le jour. Mets-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras. Car l’amour est fort comme la mort. »
Et les hommes répétèrent après lui, en changeant seulement un mot : « L’amour est plus fort que la mort. » Et, selon ce qu’on m’a rapporté, c’est à ce moment précis que je me suis retourné et que j’ai surgi du ventre de ma mère, la tête en avant, d’un seul mouvement. La tante Maleka n’attendit pas qu’on me lave. Elle m’accrocha immédiatement une ficelle rouge autour du cou, avec un œil bleu, en pendentif. Et elle dit, en crachant trois fois par terre :
– Partez d’ici, fils de la nuit. Cet enfant nous appartient ! Sett Oualida, prêtresse des zars, pouffa de rire.
– Tu crois vraiment qu’un œil de verre va impressionner les seigneurs ? Allez donc chercher un mouton et offrez-leur son sang avant que la nuit vienne relayer le jour.
Tout le monde s’interrompit, les hommes tout comme les femmes, pour une fois réunis dans le même espace, dans l’entresol de la boutique de l’oncle Élie. Une question flottait au-dessus de l’assemblée. Qui fallait-il remercier pour protéger la mère et l’enfant ? Le dieu des Juifs, attendri par les chants des dix prieurs réunis autour de mon père, Motty l’aveugle, ou les seigneurs, les propriétaires du sol, les ‘afrit de Sett Oualida, qui m’avaient autorisé à quitter leur monde ? On résolut d’offrir des actions de grâce aux deux puissances. Au crépuscule, on sacrifia un agneau selon le rite des seigneurs et les hommes passèrent la nuit à lire des psaumes et à prier dans la synagogue du rab Moshé.
Mes problèmes n’étaient pas résolus pour autant. Il fallait maintenant me nourrir ; et ma mère n’avait pas une goutte de lait. Ses seins étaient aussi secs qu’une branche de balsamier.
– Attendez ! dit ‘Helwa, ma grand-mère, demain, ses seins gonfleront comme une outre. Laissez-la donc se reposer.
Mais le lendemain, elle n’en avait pas davantage et le surlendemain non plus. On essaya le lait de vache, dont on imbibait un linge qu’on me faisait sucer, mais je le recrachais aussitôt. Vingt-quatre heures après ma naissance, je n’avais toujours rien avalé. Si on voulait que je survive, il fallait trouver une nourrice, une femme qui allaitait son enfant. Et vite !



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