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Journal d’un faux enseignant – Episode 0

Publié le 18 septembre 2015 par Swann

I, I follow, I follow you
Deep sea baby, I follow you
I, I follow, I follow you
Dark doom honey, I follow you

Mon portable, où est mon portable ? Ah le voici qu’il traîne sur la chaîne hi-fi !

— Allô, bonjour !?
— Bonjour Monsieur, ici le rectorat, nous vous appelons pour vous donner votre affectation pour l’année 2015/2016.

Depuis 2013, « I Follow Rivers » est la sonnerie que j’ai attribuée pour tous les appels reçus de l’Éducation Nationale. Une référence à ma forte culture suédoise, mais aussi à la Palme d’Or « La Vie D’Adèle ».

Là où beaucoup y voyaient un film de sexe lesbien, là où certains y voyaient un film d’amour quelconque, j’y avais vu un film d’amour sur l’Éducation et plus généralement l’École. Comment peut-il en être autrement, quand près d’un tiers du film parle de la vie d’institutrice de notre héroïne ?

Oui je l’avoue, probablement à tort, je voyais dans ce film une métaphore entre l’amour de l’enseignement et les peines de cœur. Adèle devient institutrice, s’occupe de ses élèves, sourit la journée, joue la comédie près de dix heures durant, pour, le soir, rentrer chez soi et pleurer devant la tragédie de sa vie amoureuse.

Je me souviens aussi de cette scène, où Adèle s’échappe du spectacle de fin d’année pour se réfugier dans sa classe, ramasser ses cadeaux et partir de l’école en larmes. De part ma jeune carrière d’enseignant, je m’étais reconnu dans son rôle d’institutrice, je m’étais reconnu dans son rôle de comédienne toute sourire en journée et visage sombre le soir.

Car oui, pour moi, l’enseignement c’est comme l’amour. Je suis enseignant, certes, mais comme beaucoup d’élèves de nos jours, j’ai besoin d’affect. Dans ma jeune carrière, je sais que les classes, qui ont le mieux fonctionné, ont été celles où les élèves avaient besoin d’affect. Et il en est de même pour moi. J’y reviendrai, mais pour moi, enseigner c’est donner mon énergie pour les autres et pleurer en fin de journée si j’ai reçu un sourire ou un merci d’un(e) élève.

I, I follow, I follow you
Deep sea baby, I follow you
I, I follow, I follow you
Dark doom honey, I follow you

— Bonjour Monsieur, ici le rectorat, nous vous appelons pour vous donner votre affectation pour l’année 2015/2016.

Nous sommes quatre jours avant la rentrée. Les vacances furent courtes, mais l’été fut long.

La canicule du mois de juillet nous aura mis K.O après une année d’enseignement difficile, qui aura aussi été l’une des plus belles de ma carrière. Car oui, pour une fois, j’ai senti que (peut-être) j’avais pu redonner confiance à certains élèves.

J’enseigne les mathématiques pour tout vous dire. Une matière pas très sexy et que beaucoup détestent, soit à cause des préjugés que l’on se fait sur cette matière, soit parce qu’ils ne comprennent pas l’intérêt de celle-ci. À quoi sert le Théorème de Thalès en configuration papillon ? À quoi bon apprendre que √25 = 5 ? À quoi bon savoir que 2x+4x=6x ?

Pour ma part, après avoir beaucoup voyagé dans les pays nordiques, j’ai appris que la pédagogie positive était une belle méthode pour faire progresser ses élèves. J’ai eu la chance, car oui, je trouve que cela est une chance, d’avoir toujours eu des classes en grandes difficultés scolaires et ayant parfois un manque d’intérêt pour l’école.

Combien de fois ai-je entendu « Monsieur, mais à quoi bon travailler à l’école si c’est pour finir chômeur comme des Bac+5 ? ». Combien de fois ai-je entendu « Monsieur, mais pourquoi on fait tout ça ? »

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Plutôt que de punir cette génération d’élèves parfois perdus, remplis de doutes, remplis d’un futur gris (voire noir), j’ai pris l’habitude (bien que je ne le réussisse pas toujours) de les encourager, de les libérer, de leur faire comprendre que les mathématiques sont là pour faire réfléchir sur la façon d’appréhender la vie.

L’année dernière, mes 3èmes n’étaient pas les meilleurs en mathématiques, mais ils avaient ce quelque chose en plus qui me rendait fier d’eux. Il comprenait ma façon d’enseigner et mon envie de les faire progresser et de les aider.

En fin d’année, quelques jours avant le brevet des collèges, je me souviens avoir fait un petit discours :

« Vous savez, la vie est difficile, surtout de nos jours. Mais la vie, c’est comme les mathématiques. On apprend de ses erreurs. Si vous vous rendez compte un jour que vous allez dans la mauvaise direction, n’hésitez pas à changer de route, n’ayez pas peur de faire des erreurs dans vos orientations scolaires. N’ayez pas peur de la vie, ayez confiance en vos capacités et n’oubliez pas de donner de vos nouvelles. »

Quand la sonnerie avait retenti, je me souviens avoir eu pour la première fois de ma vie d’enseignant, des larmes dans mes yeux, mais pour une fois je les avais vaincues. Non, je n’ai pas pleuré, tandis que certains élèves avaient fait le pari d’y arriver pour notre dernière heure de cours ensemble.

Je me souviens de ces élèves, qui m’avaient offert un petit cadeau d’adieu, je me souviens de ces élèves qui étaient venus me remercier et surtout, je me souviens qu’en rentrant chez moi, j’avais fondu en larmes. Des larmes de joie et de mélancolie, des larmes reflétant la difficile année passée à se battre pour redonner de l’espoir (en vain ?) à des élèves et leur permettre de ne pas rater le brevet des collèges à cause des mathématiques.

I, I follow, I follow you
Deep sea baby, I follow you
I, I follow, I follow you
Dark doom honey, I follow you

— Bonjour Monsieur, ici le rectorat, nous vous appelons pour vous donner votre affectation pour l’année 2015/2016. Vous serez sur trois établissements, un lycée et deux collèges.

Ça y est, la crise de l’enseignement se fait vraiment ressentir et les enseignants multi-établissements se font de plus en plus nombreux. Car oui, le métier d’enseignant est magnifique, peut-être le plus beau au monde avec les journalistes et les médecins, mais notre statut est parfois précaire, très précaire. Nous ne sommes pas toujours dans les meilleures conditions pour enseigner.

Depuis quelques années, nombreux sont les enseignants se promenant sur plusieurs établissements. Quatre heures par-ci, six heures par-là, et j’en passe. Certains sont chanceux et restent dans une même ville. D’autres le sont moins et ont des établissements distants d’une trentaine de kilomètres.

Il faut aussi la comprendre cette crise de l’enseignement : nous sommes tous les jours en première ligne, on reçoit des critiques quotidiennement, on nous stigmatise dans la presse de plus en plus et tout cela pour un salaire très faible par rapport aux entreprises privées. On ne devient pas enseignant pour le salaire, ni pour les vacances, ni pour l’assurance d’avoir un métier à vie. Non ! Même si certains entachent gravement notre métier et j’en ai connu de ces enseignants, la majorité d’entre nous sommes des passionnés, qui en bavons tous les jours.
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— Bonjour Monsieur, ici le rectorat, nous vous appelons pour vous donner votre affectation pour l’année 2015/2016. Vous serez sur trois établissements, un lycée et deux collèges en REP+[i].

Ça y est, j’y suis. J’ai mon affectation, je vais enfin pouvoir préparer ma rentrée ! Dans cinq jours je serai devant mes élèves et pour la première fois de ma vie, je vais enseigner en REP+ sans n’avoir jamais eu de formation professionnelle.

Ça y est, j’y suis, je sais que cette année je vais pleurer, mais pas pour les mêmes raisons que l’année dernière !

Ça y est, vous y êtes, bienvenue dans le journal d’un enseignant remplaçant[ii], ce statut qui permet de changer d’établissement chaque année et qui, cette année, permettra d’en changer toutes les demi-journées.

Ça y est, vous y êtes, bienvenue dans le journal d’un faux enseignant !


[i] REP+ : Réseau d’Éducation Priorité +, anciennement appelé ZEP

[ii] Dans l’Éducation Nationale, il existe des enseignants du 1er Degré (Écoles Maternelles et Primaires) et des enseignants du 2nd Degré (Collèges et Lycée). Pour ces derniers, on différencie les enseignants certifiés, les enseignants agrégés, les TZR (Titulaire sur Zone de Remplacement) et enfin les contractuels (des TZR ayant un salaire moindre).


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