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(musique et littérature) "De la partition au texte, une écriture de la transposition", par Claire Habig

Par Florence Trocmé

Poezibao annonce l’ouverture d’une nouvelle rubrique, un espace dédié aux rapports entre la musique et la littérature. L’idée est née d’une conversation avec Michèle Finck et peut voir le jour grâce à son soutien, notamment via les nombreux contacts suggérés par elle pour faire vivre cette rubrique.  
Inauguration de ce nouvel espace aujourd’hui, 5 octobre 2015, avec cet article de Claire Habig sur le phénomène de la transposition musicale chez Jacques Réda, Guy Goffette et Jean-Michel Maulpoix 
Selon la ligne habituelle de Poezibao, cette rubrique sera très ouverte et accueillera des textes de natures différentes, du court essai à la libre réflexion, du texte de création au reportage. 
 
 

De la partition au texte : une écriture de la transposition 
 

Si les rapports entre poésie et musique sont souvent empreints de méfiance, de nombreuses tentatives de rapprochements ont été effectuées. Les poètes contemporains Jacques Réda, Guy Goffette et Jean-Michel Maulpoix, conscients des défaillances de la langue, se tournent sans réserve vers la musique et leur fréquentation assidue de certains morceaux affleure tout naturellement dans leurs textes. Le phénomène de la transposition – procédé musical de déplacement des intervalles et opération qui consiste à faire passer un élément d’un domaine à un autre – permet d’aborder la question du lien entre poésie et musique.

 
Le blues est la musique de prédilection de Guy Goffette comme l’indiquent les titres de section Le blues du mur roumain, Tacatam blues et Blues à Charlestown (1). Ce dernier texte est remarquable par son travail sur les dissonances. La note bleue qui donne sa tonalité plaintive au blues vient du frottement des sons. Dès le titre, le poète reprend à son compte le grincement, profitant du jeu de mot sur Charlestown pour mentionner en même temps la danse des années 1920 et Charleville. Le premier poème prolonge la dissonance. Intitulé « Rimbe de Noël », il reprend le surnom de Rimbaud et l’expression « dinde de Noël », assimilant le poète ardennais au plus trivial avant de récidiver : « et Rimbe, s’il reparaît, c’est en croûte / dans la vitrine des charcuteries / où trône une tête de veau (elle a / deux trous rouges qui clignotent pour rien : / Charleville a ses illuminations) ». C’est cette fois à la tête de veau qu’il est assimilé au travers d’un collage disharmonieux : les « deux trous rouges » sont évidemment repris du « Dormeur du val » et une dernière note est ajoutée avec la mention des Illuminations. Tout est fait pour rappeler un thème connu et le traiter avec dissonance, selon une caractéristique fréquente dans le blues et ici transposée.  
 
Cette musique donne naissance au jazz, particulièrement apprécié par Jacques Réda qui en est spécialiste et a longtemps collaboré à Jazz Magazine. Son attrait pour le jazz est si prégnant qu’il se retrouve jusque dans sa conception de la poésie. Dans Celle qui vient à pas légers, il livre ses considérations sur le vers, la langue et le rythme, et va jusqu’à faire du jazz la planche de salut de la poésie écrite : « jusqu’à extinction elle continuera de péricliter et de se morfondre si elle ne ressaisit pas, grâce à une mesure à chaque fois inimitable et objective, le rythme ou encore mieux le swing qui la distingue de la prose qu’elle est aussi quand la prose mérite son nom » (2). Conscient que la poésie métrée modifie le rythme naturel de la langue qui élide volontiers les E muets, il invente le « vers mâché », « chewing-gum prosodique » (3) constitué à peu près de quatorze syllabes mais que le lecteur peut allonger ou raccourcir, selon qu’il choisit de prononcer ou de passer sous silence ces fameux E qui constituent « le swing de la langue française » (4). Par ce travail sur le E muet, Jacques Réda parvient à transposer le rythme du swing et à rendre au vers son allant.  
 
En même temps que le jazz émergeait aux États-Unis, de l’autre côté de l’Atlantique, Debussy écrivait ses Préludes pour piano. Le titre du sixième, Des pas sur la neige, est repris presque à l’identique en 2004 par Jean-Michel Maulpoix avec la parution de Pas sur la neige (5). La transposition est d’emblée annoncée. Le morceau de Debussy est tout entier marqué par des sons feutrés, et l’on a pu parler des « trente-six mesures de silence » (6) de cette œuvre. Le poète crée un « effet de sourdine » (7) pour reprendre une expression d’Antoine Emaz, et ce faisant utilise un objet propre au musicien. La sourdine concerne le vocabulaire, tout entier marqué par l’assourdissement avec des expressions comme une « grande voix muette », « des voyelles insonores », « sans un bruit », « taire », « inaudible », « écrire à l’encre blanche, sans bruit, presque sans voix » (8), mais elle est aussi appliquée aux verbes. Ainsi, le conditionnel, mode de l’incertitude, traduit une voix discrète, peu assurée, comme dans la phrase d’ouverture : « Quelqu’un marcherait sur la neige ». La sourdine est retirée lorsque le mode passe à l’indicatif qui permet d’avérer le fait et de l’affirmer avec plus de force : « Quelqu’un marche dans le silence. » Mais là où l’effet de la sourdine est le plus remarquable, c’est dans l’absence même de verbes au sein des très nombreuses phrases nominales qui émaillent le recueil : « Des pas faits pour se perdre. Ou pour être perdus. » (9) Le caractère feutré de la partition qui oscille entre piano et ppp se lit dans la transposition de la sourdine chez Jean-Michel Maulpoix.  
 
Les trois poètes reprennent donc chacun à leur manière des éléments musicaux qu’ils adaptent à la langue grâce à un phénomène de transposition, animés par la conviction que là où se nouent les deux arts jaillit un sens revivifié par le son. 
 
Claire Habig 
 
 
1.Ces sections se trouvent respectivement dans Le Pêcheur d’eau, Paris, Gallimard, 1995, p. 99-107, Presqu’elles, Gallimard, 2009, p. 53-67 et Un Manteau de fortune, Paris, Gallimard, 2001, p. 15-29. 
2.Jacques Réda, Celle qui vient à pas légers, Fata Morgana, 1999, p. 58. 
3.Ibid., p. 82. 
4.Ibid., p. 65. 
5.Jean-Michel Maulpoix, Pas sur la neige, Mercure de France, 2004. 
6.Edward Lockspeiser, Debussy, sa vie et sa pensée, op. cit., p. 583. 
7.Préface d’Antoine Emaz, in Jean-Michel Maulpoix, Une histoire de bleu suivi de L’instinct de ciel, Gallimard, 2005, p. 19. 
8.Jean-Michel Maulpoix, Pas sur la neige, op. cit., p. 27, 24, 13, 14, 14 et 18. 
9.Pour cette citation et les deux précédentes, voir p. 13 et 14.
 
 
Agrégée de Lettres Modernes, Claire Habig rédige actuellement une thèse de doctorat intitulée « Mouvement et musique chez Jacques Réda, Guy Goffette et Jean-Michel Maulpoix », sous la direction de Michèle Finck.  
 


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