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(Note de lecture) Chloé Bressan, "Claire errance", par Isabelle Lévesque

Par Florence Trocmé

Couv_bressan_15Liant, entre les saisons : le temps. Celui qui creuse la face cachée du texte. Tout commence par un « [t]rajet inverse ». De laine, « le tricot dramatique du printemps suivant », on prend un peu d’hiver pour se souvenir et gagner la saison contigüe, le printemps. Une voix, pas le chœur, amorce la scène 1 de l’acte suivant. Met en branle. Le spectacle : théâtre ou danse, ce sont les mouvements qui activent le corps (activent écrire), au pied de l’arbre – connaissance ? Point. Ce sont des statues immobiles qui s’animent et dans le texte les mots s’avancent. 
D’abord le ciel ou d’abord la terre ? Les arbres font le lien, ceux de la vieille forêt où les chevaliers erraient à la recherche des prouesses qui accompliraient leur destin, en quête du fin mot. « Et j’ai cru à la pluie, à l’errance, cru au bleu de l’aura, n’est-ce avant tout le simple, sans y penser ? » Penser ? La raison raisonnante peut-elle répondre et dire ce qui viendra ? 
En tête, à plusieurs reprises, les adjectifs apposés : « Assoiffée, », « noire », ils deviennent non plus prédicats mais sujets. Agiles à débuter, à déjouer « [t]on monde logique imperturbable ». 
L’éveil a gagné l’acte, de théâtre, la chorégraphie, le conte : 
« Découvrant la griffe de vieilles pensées, la source est là. » 
Dans les phrases plus longues, même, l’apposition demeure, le principe de raison écarté : mise en avant de ce qui vient animer le texte où « demeurer fou ». Ce dernier verbe est répété, alors que le narrateur veut l’écarter pour un « [g]este prémonitoire, vaste ». Les adjectifs qualifient des noms inattendus, déjouent les « croyances », si le vocabulaire est celui de la foi, elle ne s’attend pas à. Elle invente. Un dédoublement, une inaptitude à accepter ce qui est joué. Le pointillé du texte : les propositions ou syntagmes repris, cousus de nouvelle maille, « assez, fragile » par exemple, associé à « monter » (« de rire », « le pays » …), déclencheurs de nouvelles propositions, pistes suivies ou non. Le fil n’est pas tiré d’une narration construite, plusieurs hypothèses envisagées coexistent : 
« Tu remets à demain de me perdre. Ou que refleurisse… » 
La floraison se reproduit page suivante (« Provenance sujette aux fleurs »… « je rêvais à ces fleurs »), échos d’un univers déconstruit, établi sur « le papier hystérique ». Il est question d’augure, « favorable est écrit » et de la force, « [i]nébranlablement le mot ». L’identité vive, elle, dérive. 
La « femme d’argile » en devenir pourrait trouver réponse dans le Livre des Transformations, le Yi-King : il faudrait l’ouvrir au hasard, ou lancer les baguettes, tracer l’hexagramme révélateur, annonciateur. Le Livre dit : le ciel, la terre sont liés et mêlés, complémentaires bien qu’antagonistes. Unis. 
 
« Le livre du yi king est posé sur la table. Je ne l’ouvre pas. Ciel. Inébranlablement ce mot, auquel, tu me regardes, inébranlable, buter. Rassurant d’autres voyages que ce mot écrit, je l’ai déjà ouvert plus grand qu’un autre, certaines nuits. Pas ce soir. Terre. Je ne l’ouvre pas. Ciel. Terre. Lac. Tout de suite après : Brume. Lequel est au-dessus ? » 
 
Elle attend l’inattendu, l’inespéré, l’instant de vérité, celui d’un surgissement qui confondrait le moment et le lieu. Ce moment d’amour infini peut-il arrêter ou accélérer la chute ? 
 
« Justement 
pour éteindre et le dur et le doux de ta voix, si, tu dis, tu affirmes, déplaçant la lumière et mes cheveux qu’elle emporte. Si idée de passage si, d’un passage une porte, si, et que le vent te pousse. Mais encore si loin de tomber dans tes bras, justement me serre et me freine, si loin de tomber dans tes bras, je porte le ton d’un courage passager. Si loin que l’idée me serre et me freine et puis te voir t’immerger sous la robe où mon corps nous arrête. » 
 
De « qui suis-je ? » en « qui es-tu ? », les questions se multiplient. Consulter le Livre, bien sûr, et distinguer ce qui est « favorable » de ce qui ne l’est pas. Interroger l’autre, l’observer, le scruter ne lève pas l’indécision : « La lumière s’en va de toi et revient juste avant la parole. » C’est contre le « Tout se décompose » qu’il faut lutter. Et lutter, c’est « faire et reprendre », comme il est dit 57 fois. « Faire et reprendre à l’arbre le poème juste avant que la fleur rêve à son fruit » … Nous aspirons à l’union, à l’unité, mais « [n]ous ressentons le limité, l’étouffant, l’inné, le poreux, le sexué ». Bref, « [l]a rencontre n’a pas lieu ». 
La « femme d’argile » (est-ce Lilith, première compagne d’Adam, faite de la même terre et donc son égale ? celle qui, pour les Sumériens, était une jeune fille vivant dans un arbre ?) poursuit donc son chant commencé dans le précédent volume de Chloé Bressan publié chez le même éditeur. Elle dit ses transformations attendues, voulues ou redoutées. La vie est là : l’homme et la femme, l’enfant, la poésie, le théâtre, la danse, la musique, la peinture de Soutine, la ville et ses trottoirs durs, le ciel et la terre, l’ombre et la lumière, le créateur et le réceptif. 
Un épisode s’achève : « Nous dévastons notre histoire. Nous partons saouler nos ego dans des forêts magiques. » Dans Brocéliande déserte, chacun la sienne, l’errance reprend. 
 
Isabelle Lévesque 
 
Chloé Bressan, Claire errance, Éditions Isabelle Sauvage, 2015 – 48 pages, 10 €

 


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