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Le repentir, c’est pour Dieu ! Être poète en Arabie saoudite… Ashraf Fayadh

Publié le 05 janvier 2016 par Gonzo
06_ashraf_fayadhune oeuvre d’Ashraf Fayadh (titre non précisé)

Même s’il est trop tard pour le cheikh Nimr al-Nimr, exécuté comme on le sait avec 46 autres personnes, on voudrait croire qu’il est encore possible de changer le sort qui attend Ashraf Fayadh (أشرف فياض), autre nom sur la longue liste des condamnés à mort en attente de l’exécution de leur sentence en Arabie saoudite. Ce jeune artiste, qui est également poète, bénéficiera-t-il d’un peu de clémence, à l’instar de l’activiste Raif Badawi (voir ce billet) ? Des campagnes de signatures existent – ici ou – mais on peut se demander si la mobilisation internationale sera suffisante au regard de la folle radicalisation qui s’est emparée du pouvoir saoudien depuis la mort du roi Abdallah ben Abdelaziz il y a un an ou presque.

Bien qu’il soit né en Arabie saoudite et qu’il ait toujours vécu dans ce pays, Ashraf Fayadh est souvent présenté comme palestinien. Il partage en effet le destin de ceux qu’on appelle en arabe les « bidoun », pour « bidoun jansiyya » (بدون جنسية ), à savoir des résidents en Arabie saoudite (ou encore au Koweït ou au Bahreïn), condamnés à perpétuité à vivre en citoyens de seconde zone, sans droits politiques et sociaux, faute d’avoir obtenu la nationalité du pays où ils se trouvent.

Ashraf Fayadh est donc un « bidoun », un Saoudien qui ne mérite pas sa majuscule puisqu’il n’est que résident du royaume où l’on ne lui reconnaît que son origine palestinienne (Khan Younes, près de Gaza en l’occurrence). Né en 1980, c’est une figure marquante d’un milieu assez peu connu du grand public, celui de l’art moderne dans les pays du Golfe. Naviguant périlleusement entre « Dieu, patrimoine et consommation » comme il est écrit dans cet article (en arabe), des Saoudiens font vivre une scène artistique locale qu’on peut trouver aussi bien dérisoirement « arty » (voir cet article par exemple) que salutaire et libératrice, dans la mesure où leurs créations contribuent à rendre visibles les questions que se posent nombre de leurs concitoyen(ne)s sur leur société.

Quoi qu’on pense de leur travail et de l’écho qu’il reçoit, les artistes saoudiens (et assimilés dans le cas des « bidouns ») n’ont pas la vie facile. Avec le soutien d’une partie de l’opinion, endoctrinée depuis des lustres par une cohorte de religieux qui y trouvent l’occasion de jouir d’une petite (mais déjà très confortable) fraction du pouvoir que leur concède la dynastie régnante, la célèbre « police des mœurs » locale fait régner un arbitraire quasi absolu, à peine masqué par les oripeaux d’une justice de façade. Personne dans les médias pour contester la version officielle, pas de partis politiques non plus pour réclamer des réformes, trop peu d’associations de citoyens pour faire avancer le cours des choses, rien d’autre le plus souvent que des réseaux de solidarité locale, éventuellement sur fond d’identité religieuse, à l’image de la contestation qu’incarnait, au Qatif (la plus pétrolifère des provinces du royaume) la figure de cheikh Nimr al-Nimr…

Seules brèches dans le système saoudien, ce qu’on a pris l’habitude d’appeler les réseaux sociaux, particulièrement denses dans ce pays où la « vraie » communication est précisément ce qui manque le plus (parmi les nombreuses entrées dans ce carnet sur cette question, celle-ci). La prudence est de mise pour ceux qui se risquent sur ce terrain où les dangers sont réels. On observe toutefois la présence de quelques libéraux plus ou moins proches du pouvoir, selon un éventail de types qui va d’Al-Walid Ben Talal, prince royal et richissime homme d’affaires investissant dans Twitter, à Al-Mujtahid (voir ce billet), mystérieux informateur sur les luttes internes du pouvoir. Du côté de la « société civile », on trouve aussi différents militants, d’autant plus audacieux qu’ils sont « reconnus » et donc protégés internationalement. Rarement frontal – il faut être un Nimr al-Nimr pour oser le faire, et on connaît désormais son sort – ou alors de façon prudemment anonyme (voir ce billet), leur combat passe souvent par les questions de société (la question féminine en particulier), et s’abrite le plus souvent derrière une contestation, en apparence seulement légère et humoristique.

Mais le terrain est miné et le moindre faux-pas peut être fatal. Certains pensent, comme le rappelle cet article du Guardian, que les malheurs d’Ashraf Fayadh remontent à la mise en ligne sur internet d’une vidéo dénonçant les exactions de la police des mœurs en train de s’en prendre à un malheureux jeune homme dans un centre commercial. D’autres versions (ici par exemple) évoquent une discussion dans un lieu public, suivie d’une dénonciation. Lors de son premier procès, dans le cadre d’une accusation pour « infraction aux codes islamiques ou aux bonnes mœurs et insultes ou railleries à l’encontre de la personne divine (mukhâlafat al-âdâb al-shar’iyya aw al-‘âmma wa sabb al-dhât al-ilâhiyaa aw al-istihzâ’ bihâ), Ashraf Fayadh s’était vu reprocher notamment la publication – dix ans plus tôt ! – d’un recueil de poèmes prétendument « blasphématoire ». Le juge avait prononcé une peine de 800 coups de fouet et de quatre années d’emprisonnement, en tenant compte des regrets du prévenu… Mais ce n’était pas assez sans doute, puisque le procureur, jugeant que « le repentir, c’est pour Dieu », a fait appel. Le nouveau jugement, en novembre dernier, a requis cette fois-ci la peine capitale.

ashraf_fayadh
À l’évidence, ce « bidoun » qui a mauvais genre avec ses cheveux trop longs, est une proie facile pour des autorités saoudiennes. Mais il est loin d’être le seul dans son pays où les autorités, à en croire un billet récent d’Asad Abu Khalil (Angry Arab), multiplient les intimidations contre les écrivains depuis les exécutions de ces derniers jours. Dans l’immédiat (voir cet article dont il existe aussi une version arabe), bien des poètes partagent (ou ont partagé) son sort : Adel Lobad en Arabie saoudite, Muawiya al-Rawahi et Fatimah Alshidi en Oman, Mohammed Ben Alzib au Qatar, Ayat al-Ghermezi au Bahreïn. La liste est loin d’être complète hélas, puisqu’on peut y ajouter par exemple le nom Habib al-Maatiq, toujours en Arabie saoudite,

Sans parler des journalistes (tel Ahmad Al-Jarallah, rédacteur en chef de Al-Siyassa au Koweït, poursuivi pour « offense au prophète lui aussi), et sans oublier les condamnations, bien plus nombreuses encore, d’activistes de l’internet (Nabil Rajab par exemple, grâcié par le roi du Bahreïn l’été dernier pour des raisons de santé)…

Bien des noms oubliés par l’opinion internationale, peut-être parce qu’ils ont le tort de subir les foudres de régimes, bien trop riches pour qu’on prenne le risque de les attaquer.

Al-Ta'limât bil-dâkhil (Instructions à l'intérieur), recueil d'Ashraf Fayadh
Al-Ta’limât bil-dâkhil (Instructions à l’intérieur), recueil d’Ashraf Fayadh

Il existe une traduction en anglais d’un poème d’Ashraf Fayadh intitulé Les moustaches de Frida Kahlo (شوارب فريدا كالو). On la doit à Mona Kareem qui tient (en arabe plus souvent qu’en anglais et avec cette autre traduction mais sans le texte original) un blog où se trouvent bien plus d’informations que n’en contient ce billet. Bonne lecture !

Dans les jours qui viennent, je proposerai moi-même la traduction de cours extraits que j’ai trouvés.


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