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Apple / FBI : une bataille pour la souveraineté numérique ?

Publié le 16 mars 2016 par Guidesodialmedia @wellcom_digital

Le conflit qui oppose Apple au FBI, par ses enjeux et son ampleur polémique, a pris la dimension d'un débat juridique, politique et éthique. Ce débat dépasse désormais ses premiers protagonistes, le gouvernement américain et la société Apple. Il oppose, plus généralement, les acteurs étatiques, détenteurs du pouvoir régalien, aux entreprises du net, acteurs économiques et sociaux revendiquant leur liberté et leur capacité à protéger et garantir les libertés individuelles de leurs utilisateurs. A travers ce débat, se pose la question du type de souveraineté qui peut légitimement s'appliquer aux données personnelles, qu'elles soient hébergées sur des plateformes ou stockées dans des devices numériques.

Le conflit est né de l'enquête menée par les autorités américaines suite à l'attaque terroriste de San Berdino en décembre 2015. Un couple, d'origine pakistanaise, avait alors attaqué un centre social en tuant quatorze personnes et en blessant vingt et une autres. Les meurtriers avaient déclaré agir au nom de Daech.

Au cours de l'enquête, L'Iphone 5C de Syed Rizwan Farook a été retrouvé. Le FBI, relayé par une première décision de justice du 16 février 2016, a demandé à Apple de lui fournir un logiciel permettant de déverrouiller le téléphone sans risque d'effacer les données qu'il contient.

Les outils de cryptage et de chiffrement ont été largement développés par les acteurs du net et du numérique suite à la révélation, en 2013, de la surveillance massive exercée par la NSA sur les communications et les données personnelles des individus. Le refus d'Apple d'obtempérer s'inscrit donc dans cette continuité d'une opposition à la surveillance généralisée exercée par un Etat au nom des impératifs de la sécurité collective.

Apple a choisi de contre attaquer publiquement en diffusant en ligne un position paper puis un Q&A.

Dans son argumentaire, Apple souligne qu'en affaiblissant ses outils de protection il ferait courir un risque à ses utilisateurs et menacerait la sécurité de leurs données et,
par extension, de leur personne. Apple réitère, par ailleurs, son opposition à l'installation
de " backdoor " donnant tout pouvoir de contrôle et de surveillance à l'Etat. La société considère aussi qu'obéir à une telle décision reviendrait à créer un " dangereux précédent " à travers lequel l'Etat serait fondé à contraindre un acteur privé à développer tout outil
de surveillance présenté comme nécessaire.

Le refus d'Apple, et son choix d'en communiquer publiquement les raisons, a engendré un débat de société qui, depuis, ne cesse de rebondir.

Les GAFA et les acteurs de l'industrie numérique sont montés au créneau pour soutenir Apple. Mark Zuckerberg, le président-directeur général de Facebook, et Jan Koum, fondateur de l'application de messagerie WhatsApp, se sont ainsi exprimés en faveur de la firme
de Cupertino.

Plus de vingt entreprises de la Silicon Valley sont entrées dans la bataille judiciaire en déposant, le 3 mars, un " amicus brief " (" mémoire d'intervenant désintéressé "). Amazon, Yahoo, Facebook, Google, Microsoft et Snapchat, ont à leur tour rappelé que " la demande adressée à Apple par le gouvernement outrepasse les lois existantes
et pourrait, si elle était étendue, porter atteinte à la sécurité des Américains sur le long terme ".

Seul l'ancien patron de Microsoft, Bill Gates, a fait entendre une voix dissonante, en estimant que la demande du FBI relevait d'une " question qui n'est pas si différente de celle de savoir si [la police] doit pouvoir demander des informations à un opérateur téléphonique ou à une banque ". Il s'agit " d'un cas particulier où le gouvernement demande l'accès à l'information. Il ne demande pas quelque chose de général, il demande un cas particulier " souligne-t-il dans le Financial Time.

Cette mention du moyen spécifique ou à portée générale est importante. Car il s'agit, implicitement, de savoir si la demande de l'Etat est proportionnée à l'enjeu de sécurité. Autrement dit, de savoir si des libertés individuelles peuvent être, en ce cas, légitimement réduites pour satisfaire un enjeu de sécurité collective.

Mais Apple et ses soutiens estiment précisément que la demande est excessive (construire un logiciel ad hoc) et que ses effets sont généraux (fournir une clef d'entrée universelle) et dangereux (affaiblir la sécurité numérique du plus grand nombre).

Tim Cook résume ce propos, dans une interview donnée à ABC News le 24 février :
" le gouvernement peut-il forcer Apple à créer un logiciel qui, à notre avis, rendrait des centaines de millions de consommateurs vulnérables dans le monde [...] et piétinerait les libertés civiles qui sont la fondation de ce pays ? "

Dans ce débat, aux résonnances désormais internationales, Apple a reçu le soutien du haut-commissaire aux droits humains des Nations unies qui a défendu le chiffrement généralisé des données, afin de protéger les citoyens des hackeurs et des gouvernements autoritaires.

Claude Moraes, président de la commission des Libertés civiles du Parlement européen, a, quant à lui estimé que cette demande du gouvernement américain décrédibilisait d'autant plus son supposé engagement en faveur de Privacy Shield (c'est-à-dire le nouveau mécanisme d'échange de données entre l'UE et les États-Unis, en remplacement du Safe Harbor) :
" Ce qui est plus inquiétant, c'est ce qui se passe actuellement entre Apple et le FBI, au sujet de l'accès aux données stockées dans les téléphones portables. Quand les autorités demandent d'installer des portes dérobées dans chaque appareil, pour en faciliter l'accès en cas d'enquête, c'est tous les standards et garanties qui sont remis en cause. Les Américains sont déjà en train de tuer le Privacy Shield. "

Le conflit a désormais acquis une dimension pleinement politique : une commission parlementaire s'est emparée du sujet. Elle a, par ailleurs, fait irruption dans la campagne des primaires.

AT&T, géant des télécommunications, s'est aussi publiquement exprimé en demandant
au Congrès (et non à une cours de justice) de légiférer sur ce qui peut être légitimement exigible dans le cadre d'un enquête.

La bataille de communication et d'influence se poursuit. Et pour l'heure chacun
des protagonistes campe sur ses positions. Notamment autour de la question du chiffrement et du cryptage, tour à tour présentés comme une aide objective apporté aux criminels
ou comme une défense légitime des libertés particulières et de la sécurité numérique
des individus.

Il est fort probable que le conflit entre le FBI et Apple fera date. Il apparaîtra sans doute comme un moment fondateur en matière de souveraineté numérique. Ce n'est pas d'ailleurs un hasard qu'il naisse aux Etats-Unis. Pas seulement en raison de la concentration des acteurs de la nouvelle économie, mais aussi parce que la défense des droits et des libertés individuelles y est plus vivement ressentie que dans d'autres cultures.

Dans ce débat entre pouvoir public et acteur privé qui se doit d'arbitrer entre sécurité et libertés, se forgera, le futur compromis qui s'ajoutera aux nouvelles régulations que provoque l'avènement du numérique dans nos sociétés.

JFP

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