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13 juin 1888/Naissance de Fernando Pessoa

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


  Le 13 juin 1888 naît à Lisbonne Fernando António Nogueira Pessoa.


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Montage photographique, d'après Biratan Porto, G.AdC
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PESSOA/TABUCCHI/ZANZOTTO

  EXTRAIT d’un entretien d'Andrea Zanzotto sur Fernando Pessoa, entretien réalisé par Antonio Tabucchi pour les Quaderni portoghesi (1977) :

Q.P. : Encore à propos du problème du dédoublement. Dans l'une de vos préfaces suggestives à la traduction italienne du Secret Sharer de Conrad, vous concluiez ainsi : « Le capitaine et son double, jamais véritablement superposables, jamais véritablement dissociables, en dépit d'une prise de congé apparente, tous deux en proie à des courants de dérive, marquent quelque chose qui connote le monde, humain et non humain. » Il s'agit d'un discours à peine effleuré, mais riche en suggestions, qui sous-tend peut-être tout un discours susceptible d'être reconduit à certaines des positions de Lacan et des philosophes de la structure. Pourriez-vous brièvement l'expliciter sur le « patient » Pessoa ? Que connote donc le quadruple du poète portugais ?

A.Z. : Dans cette phrase de mon introduction au récit de Conrad, je me référais justement aux lignes de discontinuité (si cette expression possède bien un sens), traversant non seulement la psyché, mais également le « monde » au sens large, et le langage en particulier, en tant que « zone de l'explication » et également de l'invention. Pessoa a ressenti très intensément les fêlures, les « barres » partageant la réalité selon ses différents niveaux et ordres ; il a voulu s'abandonner en elles, il a voulu de nombreux moi, de nombreux noms plus ou moins appropriés, sinon précisément pour ces « différences », du moins pour en signaler nettement la présence. Nous savons que la quadruplication de Pessoa est plus provisoire qu'il n'y paraît ; comme le démon évangélique, il nous fait comprendre qu'il se sent « légion ». Dans l'énigme de Pessoa, nous voyons des personnes parfaitement hallucinatoires jaillir de son inconscient pour le parer de moisissures (ou de bourgeons) dès sa plus tendre enfance, mais nous voyons de nombreux personnages parallèles, relativement mineurs en regard des autres hétéronymes plus consacrés, montrer continuellement le bout du nez, se superposer aux premiers et leur emboîter le pas. Il s'agit d'une foule de potentialités qui tendraient à mimer la vie/réalité entendue comme un puzzle où tout fragment peut posséder un nom sans que puisse se constituer le nom du « tout », sinon de brefs instants durant, vagues dans la précarité d'un orthonyme « porteur », même si non privilégié. Le « tout » est égal à chacune de ses parties. Une réalité impossible à ordonner, ni réductible à l'unité, à « un nom du Père », est justement ce qu'on pourrait démoniaquement appeler « Légion », et Pessoa se change donc en légion de noms. Qu'on songe à l'obscure angoisse mais également à la subtile perfidie de ne vouloir, ni pouvoir, appeler ces signes pseudonymes. Car, de fait, il semble que tout vienne justement se jouer autour du nom, des noms. Chez Pessoa, un moi divisé, ne pouvant pas même soupçonner le pseudonyme, se promène bras dessus bras dessous avec le superlogique « fingidor »*. Et, par ailleurs, chez les innombrables auteurs qui s'attribuèrent des pseudonymes [...], combien de fausse conscience y avait-il véritablement, dans l'acceptation de ce terme ? Et que dire des romanciers, des « créateurs de personnages » introduits, qu'importe si [c'est] par des premières ou des troisièmes personnes verbales ?
  Plus que tout autre, Pessoa nous fait sentir que tout se joue autour du nom, du paradoxe de la nomination, et que la réalité, psychique ou non, s'avère pour nous fragmentée par des noms tendant à n'être jamais « communs », mais toujours et définitivement des noms propres, enclos dans « leur » être comme tout objet qui dans le monde primitif devient un dieu en se dénotant par un nom propre (ou par plusieurs noms propres, point tous connus, point tous dicibles). Apparaît à ce stade le rôle décisif du rapport social, dans lequel le moi et le monde peuvent « éventuellement » se retrouver, par-delà des barres, et dans le mouvement nom-verbe. »

Andrea Zanzotto, Essais critiques, Librairie José Corti, 2006, pp. 210-211-212-213. Traduits de l'italien et présentés par Philippe Di Meo.


* « Fingidor » (« le simulateur » en portugais), c'est, entre autres, à travers ce qualificatif que Fernando Pessoa aimait à rendre compte de sa dérive hétéronymique.



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