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Les règles du commerce thaï, à un pied de dragon près

Publié le 14 janvier 2016 par Neutrinou
L'autre jour, je veux commander des fenêtres d'une marque donnée dans un grand magasin de matériaux. Le charmant jeune homme qui nous sert regarde dans ses tableaux de bord :- Non, je suis désolé, il n'y en a plus.- Mais alors, quand y en aura-t-il ?Il se tortille :- Je ne sais pas. Peut-être jamais.Je lui demande de téléphoner à l'usine, au distributeur. - Non, ce n'est pas possible.C'est vrai qu'on est samedi. Je comprends à ses dires que la situation est désespérée. D'autant qu'il me recommande de me rabattre sur une autre marque - qui ne fait pas du tout les mêmes produits. Trois jours après, je reviens, on téléphone à l'usine, et je comprends qu'il s'agit d'un des fabricants les plus distribué en Thaïlande, dont le manque de stock et surtout l'absence de suivi auraient été hautement improbable. Le vendeur l'ignorait-il ? Peu vraisemblable.
Rye a eu un problème un peu similaire. Dans le même magasin. On lui a dit que la porte de douche qui était en exposition n'était plus en stock. Il faut la commander, rétorque-t-il. Ce n'est pas possible, la société ne produit plus. Elle a fermé.
- Mais quand même, insiste-t-il, je pourrais acheter la porte qui est en démonstration ?On lui répond que non, parce qu'il en faut bien une pour mettre en démo !...
En revenant à la charge le jour suivant, Rye apprend que Global Thaïland a dû acheter un container de quatre mille portes qu'il a ventilées sur toutes ses succursales. Maintenant, le stock est épuisé, et il faudrait passer une nouvelle commande de quatre mille portes. Et le vendeur de notre Global espère que dans la prochaine livraison - dans un mois ou dans dix ans, il y aura des portes identiques à celle qu'il a déjà en expo. Bel optimisme…
Toujours dans le même magasin, où je traîne beaucoup, construction de maison oblige, je demande le prix des tôles pour le toit. N'imagine pas que j'aie demandé la clé du champ de tir ! Les tôles, en Thaïlande, c'est la couverture de
soixante dix pour cent des maisons, à un pied de dragon près. Et le rayon des tôles n'est pas un petit comptoir dans un coin, c'est deux cent mètres carrés. Mais on me dit poliment que le vendeur qui s'occupe des tôles n'est pas là aujourd'hui. Il faut que je revienne demain.
- Il n'y a qu'un seul vendeur qui connaisse le prix des tôles ?
Eh bien oui, il n'y en a qu'un seul pour tout le magasin, qui emploie plusieurs centaines de vendeurs. Cela ne semble étonner personne. Il s'agirait d'un microscope à balayage électronique, je comprendrais. Mais des tôles...?

Paresse ?

Autre gag, dans un autre magasin, je m'intéresse à une fenêtre et j'en demande le prix. Ce n'est pas possible, me dit-on.
- Pourquoi ?
- Parce qu'il faut que vous donniez les dimensions pour qu'on puisse connaître le prix.
- Bon, alors combien coûte celle qui est en exposition.
- Je ne sais pas. Pour le savoir, il faut que vous la commandiez.
- Je ne vais pas la commander si je ne sais pas le prix.
- Mais il faut commander, si vous voulez savoir le prix...
Je finis par obtenir qu'il calcule - ou fasse calculer, un bureau plus loin - le prix d'une fenêtre d'une taille donnée. Et je m'interroge : qu'est-ce qui n'a pas fonctionné, dans sa tête ? Les thaïs prennent des commandes sans savoir combien cela va leur coûter ? Difficile à croire. Paresse ?
En tout cas, on a l'impression que le client est loin d'être roi. Comme si dans la mentalité ambiante, un gros magasin, du fait de sa capacité à brasser des millions, était a priori dans une position de domination de ses clients, et qu'il pouvait les traiter à sa guise. Il me semble que ce respect de la hiérarchie ploutocratique est un trait largement distribué de la mentalité locale. Sans doute parce que si quelqu'un est riche (et chanceux), cela veut dire qu'au cours de sa vie antérieure, il s'est bien conduit, selon la doxa bouddhiste.
Il n'y a d'ailleurs pas de politique bien agressive pour attirer les chalands dans les magasins. L'autre jour, je trouve une promotion sur le net dans le magasin Do Home. Je m'y rends, après avoir bien vérifié que j'étais dans la limite des dates de la promotion. Je vais au rayon qui m'intéresse, et là, surprise, il n'y a pas de promotion. Je demande ce qui se passe, avec l'impression de remuer du caramel avec un brin de paille. Finalement, on m'explique que la promotion a lieu dans un autre magasin. Rye fait la même expérience : on lui dit carrément qu'il n'y a jamais eu de promotion et qu'il doit payer le prix normal.

attitude commerciale

Cette absence d'attitude commerciale envers le client, qu'un farang prendra facilement pour de l'irrévérence, s'observe quotidiennement. Ce qui semblerait naturel en occident n'a pas cours ici. Rye, qui va acheter quinze mille parpaings (ce qui est vraiment beaucoup) se voit refuser la moindre ristourne, ou au moins un allégement de la facture du transport. Et si après avoir discuté précisément prix et qualité pour une commande importante dans un magasin, je pars en laissant entendre que je vais finalement aller voir la concurrence parce que je ne suis pas tout à fait content des propositions qu'on me fait, aucun geste pour me proposer un arrangement.
Un autre jour, je commande une livraison de parpaings dans un magasin de matériaux ouvert en pleine cambrousse. C'est une petite boutique poussiéreuse qui m'a été recommandée par Rye. Dans cette boutique, le boss est une femme, et elle travaille avec ses deux gamines - tout comme l'épicerie d'à côté.

Manque de chance, à cinquante mètres de la maison, le camion crève. Pour réparer, il dépose les parpaings chez le voisin. Et s'en va… après que j'aie eu la bêtise de payer la facture. Quelques jours après, le camion-grue du même magasin fait une livraison de parpaings pour Rye, juste à côté. Je demande au chauffeur s'il ne peut pas terminer la livraison et rapprocher nos parpaings du chantier. Non, évidemment, il faut passer par le boss… qui explique qu'il est tard, que tout le monde est occupé. On téléphone le surlendemain. Non, toujours pas possible, ils sont occupés. On ne sait pas quand ils arrêteront d'être occupés. Pourtant, ça ne fait pas l'affaire de nos ouvriers, déplacer six tonnes à la main, sur cinquante mètres. Je demande à Fon comment elle voit les choses :
- On ne commandera plus chez eux, c'est bien simple !
Je lui demande si elle va en informer la responsable du magasin, si elle va lui donner un ultimatum - une commerçante éclairée devrait comprendre qu'elle a tout intérêt à conserver un client qui va continuer à consommer chez elle. Fon refuse catégoriquement : "ce ne serait pas poli". Voilà qui ne va pas aider à rendre les commerçants plus commerçants !
Finalement, je décide de refaire une commande - parce qu'on a réellement besoin d'autres sacs de ciment - et de demander à ce qu'à l'occasion, le camion-grue se déplace pour rapprocher les parpaings. Le magasin accepte. Nous verrons ce qu'il en est. En tout cas, s'il ne déplace pas les parpaings, je ne paye pas ! Fon est effrayée par la détermination qu'elle lit dans mes yeux ! Ta-ta-taaa ! A suivre…
Encore un exemple de mon décalage : je demande la livraison d'un certain nombre de portes et fenêtres. Une commande importante. Lorsque je règle, j'indique que je reviendrai dans deux jours faire d'autres achats dont j'aimerais qu'ils fassent partie du même voyage - parce qu'aujourd'hui, je n'ai plus le temps.
- Ah non, ce n'est pas possible, il faut payer un autre transport. On ne peut pas ajouter des items à un chargement.
Comprenne qui pourra : je devrais ajouter un nouveau vingt euros de frais de transport pour faire venir un petit lavabo qui en vaut vingt-cinq, après en avoir lâché deux mille pour des portes et fenêtres.
Bref, les règles régissant le commerce
en Thaïlande semblent moins souples qu'en occident. Un arrangement pratique ou financier est rarement possible. D'ailleurs, Fon ne négocie jamais les prix. A dire vrai, je ne réussis pas à comprendre si c'est une caractéristique personnelle, parce qu'elle estime que c'est mal élevé, ou parce qu'elle est timide, ou si c'est un comportement culturel commun. Mais je subodore qu'une telle négociation peut facilement être considérée comme une insulte pour le vendeur, qui le prendra pour une mise en cause de son honnêteté.Cela dit, dans les petits commerces, les thaïs pratiquent volontiers la flexibilité des prix... dans le mauvais sens ! Combien de fois ai-je entendu ou expérimenté personnellement qu'on doublait le prix parce que l'acheteur était farang. Si l'acheteur n'achète rien et que sa compagne (thaïe) passe derrière, le prix retombe comme un soufflet. C'est un fait connu, dont arguent certains touristes pour faire des propositions ridicules, forcément mal vécues. Il faudrait contrôler, mais il me semble que la surtaxe thaïe pour les touristes est contenue dans certaines limites, alors qu'à Ispahan (Iran), j'ai vu des tissus se négocier plus de dix fois leur prix "habituel", et à Kharkov (Ukraine), une course de taxi facturée cent dollars alors qu'elle en valait cinq. Malheureusement, l’État thaï donne le mauvais exemple : la visite des ruines de Phi-Mai coûte cent bahts à un étranger, seulement vingt à un local.
La flexibilité des prix correspond à une vision capitaliste du marché, par opposition à une vision étatique de l'économie, où les prix sont fixés et finissent par représenter une valeur absolue : le prix du pain, du lait, du kilo de porc considérés comme des piliers de l'univers. En l'occurrence, mon vendeur de poulet qui essaye de me fourguer ses brochettes à dix baht au lieu de cinq est un petit voleur et un grand capitaliste...

La loi de l'offre et de la demande relativise la valeur des choses. D'ailleurs, intuitivement, nous savons bien que le prix du lait peut varier, que ce prix n'est qu'une convention, et qu'il n'est pas inscrit dans les molécules de lactose. Il se définit comme ce qu'un humain est prêt à payer un moment donné pour obtenir ce qu'il convoite. Ça peut monter très haut : "A horse ! A horse ! My kingdom for a horse !" (Richard III, acte V scène 4, W. Shakespeare).
Pourtant, une partie de notre cerveau (les lobes frontaux sus-orbitaires, si j'ai bonne mémoire) se révolte si on a l'impression d'une iniquité, et si on n'a pas l'impression de payer le "bon prix". Le fait que le même objet soit vendu cent bahts à un thaï et deux cent à un farang nous révolte. Nous avons pourtant les moyens de payer : le rapport du prix de l'objet à nos revenus est inférieur pour nous à ce qu'il est pour les thaïs, même s'il a été doublé : proportionnellement, ils payent beaucoup plus cher pour un même bien.
Le problème est que les thaïs n'arguent pas du marché capitaliste pour augmenter leurs prix, mais d'une vision simplifiée du farang, espèce moins humaine qu'eux, et fonctionnant bizarrement, notamment par rapport à l'argent. Nous leur rendons bien cette vision gentiment xénophobe, dont on n'a pas à culpabiliser puisqu'elle est inscrite dans nos gênes. C'est donc une mesure de rapprochement des peuples que de manifester son hostilité au fait de payer plus - juste parce qu'on est un farang.
Dans les grandes enseignes, il n'y a pas de flexibilité des prix, mais des malentendus. Certaines manières de répondre, très polies, des vendeurs, peuvent être traduites ou interprétées de manière erronée. Il y a aussi des éléments de culture locale, des comportements différents des occidentaux. Une absence de rationalisation des circuits, du routage - dont nous n'avons même pas conscience. Des moyens de comptage, d'enregistrement, de planification qui se font au boulier ou presque. Toutes sortes de choses qui vont de pair avec ce pays tranquille, où le maître mot n'est pas la rentabilité ou l'efficience. Et il y a des avantages, par exemple des délais de livraison très courts, ou la venue d'un technicien sur place pour évaluer précisément les besoins.

On ne peut pas espérer vivre dans un pays où règnent d'autres valeurs que la productivité, et exiger qu'il soit réglé comme une pendule.
Le résultat n'en est pas moins surprenant.

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