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Nanomatériaux : un non à particules

Publié le 23 mai 2016 par Blanchemanche
#nanotechnologies
Par Lucile Morin — 
Nanomatériaux : un non à particules
Fines plaquettes de dioxyde de titane pur, utilisées dans des produits cosmétiques tels que le gloss, pour créer la brillance.Photo Eye of Science. Phanie

Inquiets de la possible nocivité de ces substances, élus et associations s’opposent à l’opacité industrielle généralisée.


Ils sont partout, aussi invisibles qu’intraçables pour les consommateurs, qui les utilisent le plus souvent à leur insu. Les nanomatériaux ont envahi nos vies en une décennie et seraient désormais présents dans 80 % des produits d’usage quotidien : des crèmes solaires, bonbons, biberons, emballages, revêtements de surface et produits manufacturés de toutes sortes. Leur taille, qui se mesure en nanomètres (50 000 fois moins que l’épaisseur d’un cheveu) confère aux produits auxquels ils sont incorporés des propriétés très intéressantes pour les industriels : transparence, fluidité, conductivité, résistance mécanique ou résistance aux bactéries… Des performances qui relancent la course à l’innovation dans le secteur des matériaux. De nombreux salons de nanotechnologies sont programmés, notamment à Paris en juin.Mais depuis les révélations sur le potentiel toxique des substances nanométriques fréquemment utilisées, comme les nanotubes de carbone, l’argent ou le dioxyde de titane, les entreprises jouent la discrétion sur leur utilisation. Les nanoparticules sont en effet si petites qu’elles peuvent être inhalées ou pénétrer la peau, traverser les membranes biologiques, s’accumuler dans les organes et générer des perturbations cellulaires, des inflammations ou des lésions risquant d’entraîner des cancers.Résultat, en dépit des réglementations que l’on tente d’imposer, une opacité quasi totale règne sur l’univers des nanotechnologies. «On ne sait rien ! Il y a des jeux de lobbys dingues, des secrets d’affaires et des complicités à tous les niveaux», tempête Michèle Rivasi, députée européenne Europe Ecologie-les Verts. Son collègue José Bové dénonce un jeu de cache-cache entre l’industrie et les autorités de régulation :«Les industriels s’assoient sur les réglementations destinées à informer le public sur les nanomatériaux. La Commission européenne ne bouge pas. C’est l’omerta !»

Les enfants très exposés

Appuyés par de puissants groupes d’influence, les géants de la chimie ou de l’agroalimentaire retardent l’application de contraintes réglementaires visant à une meilleure traçabilité, comme par exemple le catalogue des «nanos» utilisés dans les cosmétiques, attendu depuis longtemps. Il y a deux mois, Bruxelles a renvoyé aux calendes grecques la création des garde-fous réclamés par la société civile et les Etats membres eux-mêmes : exit, l’idée d’un registre européen qui aurait fait l’inventaire des produits à base de nanos commercialisés dans l’UE.Bruxelles juge plus utile son projet de «nano-observatoire», un site web de vulgarisation présenté le 25 avril. Les ONG fulminent : la plateforme, basée sur les informations que fourniront volontairement les industriels à l’Agence européenne des produits chimiques (Echa), ne permettra pas au consommateur de faire un choix éclairé. D’autant que la Commission vient également de repousser à 2018 la modification de la réglementation générale des produits chimiques de l’Union européenne («Reach») pour l’adapter aux particularités des poudres nanométriques, très légères. Dans l’état actuel, en dessous d’une tonne importée ou fabriquée, elles échappent tout bonnement à la surveillance de l’Echa et sont mises sur le marché sans information de toxicité. Une trentaine d’entreprises (dont quatre implantées en France) ont même entamé une procédure juridique, au motif du secret industriel, contre l’Agence européenne qui les questionne sur leur utilisation du dioxyde de titane et de la nanosilice. La procédure est en cours.Le dioxyde de titane (E171), qui expose particulièrement les enfants au travers des sucreries, fait par ailleurs l’objet d’évaluations de toxicité, ainsi que la silice (E551), déjà autorisée dans les aliments en poudre.«Sans moyen de traçage des nanomatériaux, l’information se dilue dans la chaîne de fabrication, explique Mathilde Detcheverry, rédactrice du site VeilleNano, de l’Association de veille et d’information civique sur les enjeux des nanosciences et des nanotechnologies (Avicenn). Résultat, quantité de professionnels ignorent la nature nanoparticulaire des substances qu’ils utilisent, ce qui entrave le processus d’étiquetage et donc l’information du consommateur.» L’étiquetage, c’est le sujet qui fâche. Bien qu’obligatoire, il est loin d’être généralisé sur les emballages des produits cosmétiques et antibactériens. Et dans l’agroalimentaire, c’est carrément l’arlésienne. Depuis décembre 2014, les entreprises rechignent à afficher la mention «nano» dans la liste des ingrédients. L’adoption du règlement sur les «nouveaux aliments», désormais soumis à une autorisation préalable, permettra-t-elle une avancée ? Pour l’avocat David Azoulay, directeur du programme «santé et environnement» du Centre pour le droit international de l’environnement (Center for International Environmental Law, Ciel), «les détails de l’obligation d’étiquetage sont rédigés de manière suffisamment floue pour que dans les faits, son application soit très limitée et peu contraignante pour les industriels qui souhaitent éviter sa mise en œuvre. En l’absence d’une volonté politique sur le sujet, il faut donc s’attendre à ce qu’elle ne soit pas respectée».

416 000 tonnes en une année

Quant aux autorisations de mise sur le marché, elles seront délivrées par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), où l’influence des lobbyistes se fait aussi sentir : bien que déjà épinglée par la Cour des comptes européenne pour des conflits d’intérêts, l’Efsa a confié ce mois-cila direction de sa communication à Barbara Gallani, ex-directrice scientifique du groupe d’influence Food and Drink. Celui-ci compte dans ses rangs toutes les fédérations agroalimentaires d’Europe, ainsi que des trusts comme Coca-Cola, Kellogg’s, Mars ou Danone.En réaction à cette opacité, plusieurs Etats membres, la France la première, depuis le 1er janvier 2013, ont mis en place un registre national. Mais cet inventaire «R-Nano», qui doit recenser les nanomatériaux bruts produits, distribués ou importés sur le territoire, présente lui aussi des failles. A commencer par les textes qui définissent le cadre des nanoparticules soumises à déclaration. Ils ont été rédigés en concertation avec les représentants des entreprises, dont le Medef.Il leur est facile de jouer sur la subtilité des termes ou sur les unités de mesure pour passer au travers des mailles du filet : le bilan 2015 des déclarations à R-Nano fait état de 300 catégories de nanoparticules pour un total de 416 000 tonnes.Mais comment expliquer que moins d’un kilo de nano-argent ait été déclaré, alors qu’il est largement généralisé dans les produits estampillés antibactériens comme les couettes ou les chaussettes antiodeur ? «C’est une bonne question, ironise Eric Gaffet, directeur de recherche au CNRS. Les substances qui n’émettent pas de nanoparticules dans leur "usage normal", comme le nano-argent intégré aux parois d’un frigo ou dans les textiles, sortent du cadre réglementaire. Donc ils ne sont pas déclarés.» Pas d’exposition directe, pas de risque, pas d’info.

Une expansion inexorable

La résistance des produits à l’usure est pourtant essentielle. «Le rapport 2015 de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) montre que certains textiles traités au nano-argent peuvent rejeter des particules dans l’eau de lavage, et qu’elles pourraient avoir un effet écotoxique sur l’environnement», explique Eric Gaffet. Dans son rapport publié en février, l’OCDE a d’ailleurs pointé ces dangers dans les déchets ménagers : les stations d’épuration ne sont pas conçues pour filtrer les particules de taille atomique, qui se retrouvent dans les boues d’assainissement souvent utilisées comme engrais agricole.De nombreuses questions demeurent sur les effets à long terme des nanoparticules. «Savoir comment y répondre, et même si on le pourra un jour, c’est un défi technique majeur, reconnaît Dominique Gombert, directeur de l’évaluation des risques de l’Anses. Alors il faut s’interroger au cas par cas sur le bénéfice-risque des nanotechnologies appliquées aux produits grand public. La classification du dioxyde de titane qui est en cours pourrait limiter ou interdire certains de ses usages, notamment dans les cosmétiques. Mais tous les Etats membres n’ont pas forcément le même point de vue.»Comme on le constate aujourd’hui dans la médecine, l’électronique, les textiles et emballages dits intelligents, l’expansion des nanotechnologies paraît inexorable car elles sont synonymes de croissance industrielle.«Au sein de la Commission européenne, les questions de croissance à court terme pèsent plus dans les arbitrages politiques que les questions d’environnement et de santé», regrette David Azoulay. Le cabinet américain BBC Research prévoit une croissance de l’ordre de 15 % par année du marché des nanosciences et des nanotechnologies, qui se compte déjà en milliards d’euros. Plus de 470 millions d’euros sont consacrés au volet nanotechnologie du programme européen de recherche et d’innovation Horizon 2020. Mais seulement 3 % à 5 % des financements publics vont aux études d’impact.Lucile Morinhttp://www.liberation.fr/futurs/2016/05/20/nanomateriaux-un-non-a-particules_1454133

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