Magazine Culture

(note de lecture) Claude Minière, "Le divertissement (notes à l’arrivée)", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

Minière« Sous les divertissements, n’y-a-t-il donc pas chez chacun une « pointe » qui obstinément fore son trajet, et qui sera ou non reconnue ? (p58) « Il y a bien un axe de ma vie, mais c’est un axe d’une géométrie particulière occupée à retrouver les règles d’un plus long trajet, une géométrie impure aux tracés sans cordeau, une science de la flèche traversant mille fois les lieux où j’ai été à un moment, et où je suis, où je serai. » (p61) Peut-on trouver une ligne de (sa) vie ? C’est la question que pose C. Minière à travers ce livre constitué de « notes » qui doivent autant à la sensibilité et à la mémoire qu’à l’intellect et au savoir. Ce lien toujours tenu entre expérience et pensée crée le plaisir de lecture. Les notes sont d’un seul tenant, comme des blocs de prose, assez brefs, une page ou deux. L’auteur s’explique sur le choix de cette forme : « J’aime les paragraphes courts, qui correspondent au feuillettement de la conscience. » (p48) L’attaque de la note est toujours variée : un souvenir (p14), une remarque sur soi (p27), une insomnie (p25), un passage au pressing (p55)… mais il y a aussi des motifs qui reviennent et tissent l’ensemble : Pascal et le divertissement, bien sûr, mais tout autant l’arc et la flèche (dessin d’enfant, Lascaux, l’Art du tir à l’arc…), ou la figure de la mère, évoquée avec autant de discrétion que de délicatesse, et qui est posée comme centrale dans l’épilogue.
Minière ne se présente pas comme un philosophe, mais plutôt comme un moraliste, au sens où il l’entend : « les moralistes de l’âge classique français sont les esprits les plus libres qu’il soit à l’égard de la « moraline » (le mot de Nietzsche), ils ne sont pas fixés à la morale, ils sont en mouvement, en recherche… » (p17) L’auteur pose des questions de vie (pas de mort) et plus précisément de trajet, de ligne, de géométrie de vie. Mais, à la différence peut-être des moralistes du XVIIe, il cherche moins une loi générale que sa vérité particulière d’homme, d’individu. Le mouvement du livre est significatif à cet égard : le début est une approche variée du questionnement : « je n’écris pas pour faire de la littérature, j’écris pour dessiner un je, lui-même et autrement, pensée et sensations. » (p13) La quête de soi se poursuit par une série de notes plus nettement autobiographiques, dans lesquelles  le motif du « divertissement » disparaît presque, avant de revenir vers la fin du livre, qui propose une conclusion ouverte : « je ne suis pas moderne, je  cherche, je ne suis pas Picasso, je cherche. » (p64)
On pourrait dire qu’il y a un désir d’unifier sa vie, de lui trouver une ligne claire, et en même temps le constat qu’en simplifiant pour parvenir au but, on tombe dans le faux. Une vie reste, sinon énigmatique, au moins complexe : par exemple dans sa tension forte entre la vie sociale et la poésie (p63), entre « mes années d’efforts vers la normalité, (…) l’adaptation, la « dignité », la légitimité » (p48) et puis la part de soi qui reste autre, rebelle, différente, d’une certaine façon irrécupérable. Cette auto-analyse n’est pas narcissique parce que Minière ne tire aucune vanité de celui qu’il est, et il n’essaie pas de construire un personnage, il cherche simplement, honnêtement, à se comprendre et plus largement à voir s’il y a un « sens » à la vie qui a été vécue. D’où le retour sur certaines expériences d’une jeunesse pauvre, difficile, même si traversée ça et là par de brillants soleils : « l’enfance irresponsable à P. et dans la campagne » (p49), la méchanceté (p47), la faim (p40), le bonheur et l’angoisse (p56), la souffrance et l’humiliation (p51), « la Vision (qui donne) le goût des révoltes – à jamais » (p37) … Ces retours en arrière permettent d’éclairer le parcours, de dessiner une ligne de vie, sans toutefois la justifier. Il y avait une revanche à prendre, mais la prendre a peut-être été un « divertissement » : « pendant une période de ma vie, j’avais voilé ma cible par mes efforts pour réussir : être légitime, « adapté », participant… » (p45)
Ce petit livre va loin dans l’aveu et la réflexion sur soi, la vie, sans pour autant verser dans la psychologie et la complaisance à soi-même. Les références littéraires sont présentes, à commencer par Pascal, mais elles sont le plus souvent incidentes (Artaud, p39 ; Bataille, p43 ; Freud, p42…) ou bien noyées dans le texte même et seulement affleurantes, sans marquage distinctif (ainsi pour Baudelaire pp 47, 50, 61…). Ce qui demeure le plus sensible, c’est l’impression forte d’un auteur face à lui-même pour un « examen de minuit » qui porte sur toute son existence, sans tricher : « Contre quoi lutte-t-on quand on écrit ? Contre la façade, contre l’honnêteté de façade, la pudibonderie ou les larmes. » (p60)
Antoine Emaz

Claude Minière, Le divertissement, Tarabuste éditeur, 72 pages – 11€


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines