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"Nous sommes dans l'illusion que le savoir est accessible à tous sur Internet"

Publié le 31 mai 2016 par Pnordey @latelier

Nous avons eu l’opportunité de rencontrer Eric Guichard, enseignant-chercheur à Lyon, à l’Enssib. Il travaille sur la philosophie et l’anthropologie de l’Internet et prolonge ce travail à Paris où il est directeur de programme au Collège International de Philosophie. Il était accompagné de Sarah Lamandin, chargée de mission en philosophie pour l’Atelier Internet Lyonnais.

Selon vous, à quel point Internet a-t-il transformé les relations entre les Hommes?

Eric Guichard:

En 1995, nous nous sommes demandés si l'internet allait transformer les pratiques des chercheurs, en leur permettant de moins aller en bibliothèques, de publier leurs articles en ligne, de favoriser un réel partage des savoirs scientifiques. C’est ainsi que nous avons fondé l’Atelier Internet de l'Ens-Ulm. L'internet, en tant qu'invention humaine, transforme certaines de nos pratiques. En même temps, il faut nuancer: il ne transforme pas pour autant nos relations sociales. Car supposer ce fait donne un pouvoir à la technique qu'elle n'a pas: la technique ne transforme pas le social, c'est l'inverse qui se produit. Le chemin de fer n’a pas transformé les relations humaines, mais les débats et usages qu'il a induit l'on radicalement transformé en 50 ans.

L'internet est  une technique un peu spéciale. Nos usages de l'internet sont ancrés dans l’écriture: il  suffit  de regarder nos mails, nos requêtes, nos blogs, et nos lectures en ligne. Le code est aussi une forme d’écriture et l'internet n’est finalement qu'un prolongement de notre système d’écriture.

Sarah Lamandin:

Les réseaux sociaux nous montrent bien que ce n’est pas la technique qui a transformé le social. Nous aurions pu attendre que cette technique et ces nouvelles médiations nous  rapprochent de gens qu’on ne connaissait pas. C’est le contraire que nous constatons: nous ne mettons par exemple pas à discuter soudainement sur Facebook avec le Président de la République, alors que cela serait techniquement possible. L’obstacle des usages sociaux et des conventions demeure, en dépit de l'internet et des possibilités qu'il offre. LinkedIn fonctionne avec des « cercles » et reproduit  les strates sociales. Nous y observons typiquement le maintien des mêmes structures, hiérarchies et environnements humains pour chaque individu. Il y a des changements, mais à la marge.

Inversement, là où l’humain a façonné la technique, c’est dans l’usage majoritaire qu’il a donné à l'internet. À partir de protocoles et d’algorithmes, nous obtenons un outil de communication. Une grande part des données qui sont transmises aujourd’hui sont directement liées à la transmission de messages. Ici l'empreinte de l'Homme est manifeste.

Internet ne fonctionne-t-il pas comme un ascenseur social en mettant autant d’informations disponibles à autant de monde de manière presque instantanée?

S.L:

Sur l'internet, il y a énormément de bruit qui noie les  véritables informations. Nous sommes dans l'illusion que le savoir est accessible à tous sur Internet, alors que nous faisons face à une masse informe et énorme de données, de qualité diverse. Trouver comme sélectionner l’information dont on à besoin demande un véritable apprentissage et aussi du temps.

Quand les livres n'étaient accessibles qu'en des bibliothèques, il fallait connaître leur classification pour retrouver celui que l’on cherchait et avoir des connaissances pour évaluer le degré de crédibilité d’un discours. De façon analogue,  pour bénéficier des ressources sur l'internet, il faut savoir chercher et savoir analyser. Il me semble que si détenir ou accéder à l’information signale un certain pouvoir, celui-ci est réservé à ceux qui en « ont les clefs ». En sens, l'internet renforce plus les  hiérarchies sociales qu'il ne les inverse.

L’idée d'une information plus  disponible qu’avant entretient le mythe d'Hommes qui vont apprendre seuls  grâce aux ressources de l'internet. Cela évacue la question fondamentale de l’enseignement et des conditions d’accès à l’information et à un recul critique. La construction en commun des savoirs, qui est parfois évoquée avec enthousiasme dans le cadre de l'internet, est aussi soumise à une transformation des pratiques et des cultures de chacun.

E.G.:

Internet est une nouvelle écriture dont nous n’avons pas l’habitude.: les outils de documentation, de synthèse, les modes d'argumentation changent. Comme avec  l’écriture des siècles passés, l'internet fabrique peu d’élus et en laisse beaucoup sur la touche. Par ailleurs, l'accès au savoir est compliqué: sur Wikipédia, beaucoup d’articles d'histoire ont des partis pris qui ne font pas transparaître une information objective sans un travail d’analyse complexe. Il faut savoir trouver les bonnes sources, les comparer et cela prend autant de temps qu'avant.

On charge l'internet de trop d’espoirs. Quelle est la part de l'idéologie derrière le postulat d’un internet  ascenseur social ? N’est-ce pas une manière de dire que l’école coûte cher et que le marché arrivera  à se réguler avec le système d’offre et de demande de la connaissance, à trouver son équilibre et que les enfants apprendront aussi bien seuls sur les machines qu'ensemble face à des formateurs? On prête  à l'internet un pouvoir quasi-magique de résolution des problèmes des humains.

Il faut donc faire attention aux “discours d’escorte” des nouvelles technologies. Au fil des dernières décennies, nous avons pu entendre le même discours optimiste sur la technique, dont seuls changent les ingrédients. Les aliments des promesses de la technique ont été successivement le CDRom, l'internet de 1999, le web 2.0, les réseaux sociaux et les objets connectés. Mais le discours en lui-même ne change pas. Ces discours déterministes ont donc aussi une fonction sociale. Les historiens des techniques remarquent que cet idéal sans cesse reporté permet de faire passer au second plan les questions concernant les inégalités sociales: les promesses de changement futur sont tant l’écho d’un ordre qui cherche à se maintenir qu’une mauvaise estimation des écueils comme des opportunités offerts par la technique.

 

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