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La rue interdite à ses enfants : l’Égypte, de moins en moins drôle…

Publié le 31 mai 2016 par Gonzo

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On connaîtra dans quelques jours le sort des « Enfants de la rue » (Atfâl al-shawâre3 – أطفال الشوارع), six jeunes Égyptiens détenus depuis le début du mois de mai sous l’accusation d’« incitation à manifester » et de « diffusion d’offenses à l’institution étatique » (التحريض على التظاهر » و « نشر ألفاظ نابية مسيئة لمؤسسات الدولة). Le plus jeune d’entre eux, Ezzz Eddin Khaled, 19 ans, a été libéré sous caution quelques jours après son arrestation mais les autres, plus âgés d’un an ou deux, sont toujours en prison.

Le crime qu’ils ont commis, « en bande organisée », est particulièrement odieux, surtout au regard de ce qui se passe dans leur pays ou dans la région. En effet, ces jeunes gens s’amusaient, depuis le début de l’année, à tourner dans la rue, à partir d’un téléphone portable, des vidéos où ils se mettaient eux-mêmes en scène, sur le mode selfie, en train de se moquer allègrement des petits travers de leur société. Mises en ligne sur Facebook – sur un compte désormais inaccessible –, leurs délires assez potaches ont rencontré de plus en plus de succès, tandis que leurs productions s’éloignaient peu à peu des thématiques a priori « culturelles » pour aborder des sujets de plus en plus « politiques ».

Alors que l’opinion égyptienne relevait timidement la tête, en réaction à l’intrusion (sans précédent dans l’histoire du pays) des forces de police dans les locaux du Syndicat des journalistes et, plus encore sans doute, pour protester contre la donation de deux îlots situés à l’entrée du Golfe d’Aqaba, officiellement retirés du territoire national pour être « cédés » à l’Arabie saoudite, ces « sauvageons » ont publiés deux vidéos (qu’on peut encore visionner sur YouTube) à l’humour dévastateur. La première, particulièrement sarcastique, évoquait les « 7000 années de civilisation de l’Arabie saoudite » (السعودية سبع آلاف سنة حضارة), une nation présente, à en croire les auteurs, dans tous les grands moments de la très riche histoire nationale égyptienne, à commencer par la période pharaonique. Quant à la seconde, qu’on pourrait appeler en français à la suite de Boris Vian « Les fidèles serviteurs des chaussettes à clous » (عباد البيادة), elle se moquait par avance des prochaines célébrations de la libération du Sinaï (amputé des deux îles « cédées » aux Saoudiens) et reprenait un chant fameux de la place Tahrir qui appelait au départ de Moubarak en laissant entendre, avec un peu trop d’impertinence, que le même destin attendait son actuel successeur : Mon rayyes, c’est Sissi, Apportez-nous celui qui suit.. (السيسي رئيسي جابنا وراه)…

L’arrestation de ces six jeunes gens en colère n’étonne personne dans un contexte de répression rarement égalé dans un pays qui a pourtant une belle expérience dans ce domaine. Sur le site du quotidien (désormais en ligne) Mada (dont on se demande d’ailleurs comment il peut continuer à publier avec autant de « liberté »), on trouve néanmoins une analyse plus originale de cette affaire dans un article en arabe « Les enfants de la rue : l’État, entre la peur de la dérision et celle de la rue » (disponible également en traduction anglaise). Développant les deux points annoncés dans leur titre, les deux auteurs, Mohamed Hamama et Shady Zalat, insistent à travers cette affaire sur les enjeux politiques liés au contrôle de l’espace public. En définitive, les vidéos sarcastiques des Enfants de la rue constituent aux yeux du pouvoir une « menace » en ce sens qu’elles rappellent les grandes heures des soulèvements de l’année 2011, lorsque la foule égyptienne s’était emparée des grandes places du pays (à commencer par Tahrir, bien entendu, un espace désormais dûment nettoyé et totalement « réaménagé ») pour donner à voir son propre discours affiché sur les murs de la ville sous forme de graffitis ou de fresques. Fidèle à l’image construite à grand renfort de campagnes de communication, le maréchal Sissi, le « père de la nation », ne peut que jouer les « pères fouettards » en donnant une bonne leçon à ces garnements insolents qui prétendent que la « rue est à eux »…

En filigrane dans l’article de Mada précédemment cité on mesure aussi l’incompréhension totale entre deux générations, celle qui est aux postes de commandement et celle qui attend de moins en moins patiemment son heure, et fait percevoir la profondeur de l’abîme qui la sépare de ses aînés par un discours plein d’ironie et même de sarcasmes. Dans les médias, le modèle le plus célèbre de ce ton nouveau, qui tranche totalement avec ce que l’on pouvait entendre jusque-là (même si l’humour n’a jamais perdu ses droits en Égypte, ne serait-ce comme « arme » de résistance), c’est bien entendu celui que proposait Bassem Youssef (voir ces billets : 1, 2, 3 et 4), l’animateur de feu l’émission télévisée Al-Barnameg (Le programme). De l’étranger où il s’est plus ou moins « réfugié », il a participé par une vidéo à la mobilisation (sans doute inutile, hélas) réclamant la libération des Enfants de la rue.

En guise d’illustration de leur style, et en hommage à leur courage, je propose ici la première de leur vidéo, mise en ligne en janvier 2016. Plus longue que la plupart de celles qui ont suivi, elle me paraît plus adaptée que d’autres pour les lecteurs qui ne sont pas forcément arabophones. Pour comprendre la situation, il suffit de savoir que les six acteurs se moquent férocement des innombrables émissions télévisées religieuses (feuilletons, prêches, talk shows, etc.) et de leur litanies de formules rituelles que bien des Égyptiens se sentent désormais obligés de reprendre dans leur discours de tous les jours.


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